28. - LA CHATAIGNERAIE
Il Y avait déjà plusieurs semaines que, dans les montagnes, l'air s'était mis à fraîchir et que les feuilles des arbres jaunissaient et mouraient une à une. Le ciel restait d'un bleu profond, toute la journée, et quand le vent soufflait du Nord, il vous perçait jusqu'aux os, empor- tant avec lui toutes les feuilles mortes.
Au fond des vallées, jaunies par les riz mûrs, les petits lacs mettaient une touche d'un bleu très vif; les pins frémissaient et lissaient leurs feuillages agités par le vent. De derrière les montagnes arrivait, comme un bruit de tonnerre, un fracas épouvantable qui ébranlait la voûte du ciel, comme si des armées de géants étaient en train de s'affronter; c'était le bruit assourdissant et continu du canon.
Chaque jour, le grondement se faisait plus proche; par la route qui serpentait à travers la montagne, il se dirigeait vers la maison de Doc Sung, et vers ses châtaigniers, dont les feuilles commençaient à tomber et dont les fruits étaient presque mûrs, Chaque nuit, Doc Sung, le propriétaire, écoutait, le cœur battant et plein d'appréhension, le bruit des détonations qui déchiraient le silence nocturne et qu'un vent glacé portait, par-dessus monts et vallées, jusqu'au beau milieu de sa châtaigneraie,
Et il avait beau caresser sa jeune femme, qu'il venait d'épouser trois mois auparavant, il ne parvenait ni à échauffer son corps vieilli, ni à éprouver le moindre plaisir.
« Demain, lui disait-il, j'ajouterai dix hommes à la garde du jardin, afin d'empêcher les réfugiés d'y pénétrer et de voler nos châtaignes;
appelle aussi ton père et ton frère aîné, pour qu'ils viennent nous aider à garder, pour le cas où les réfugiés se mettraient à affluer. ~
Quand cette décision fut prise, son esprit se sentit rasséréné et il s'endormit.
L'armée de la Corée du Sud qui avait maintenu le front plus au Nord, reculait lentement. Mais, les troupes étaient précédées par les populations des villages qui se trouvaient sous la ligne de feu; à présent, elles fuyaient vers le Sud, empruntant la route qui serpentait à travers la montagne, poussées par la peur de la guerre et poussées par la bise d'automne. Femmes, vieillards, enfants. tous fuyaient vers le Sud, portant sur leur dos des charges insoulevables. Des enfants
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DENYS LOMBARDtransportaient un porcelet, des enfants qui avaient perdu leur père et mère, et qui marchaient seuls, pleurant et criant famine, mourant l'un après l'autre, de faim, de froid, tout au long de la route. Des vieillards, à bout de souffle, s'appuyaient contre leur charge, et mouraient; leurs corps gisaient tout au long de cette route, qui serpen- tait à travers la montagne.
Le flot des réfugiés grossissait au fur et à mesure que, dans la châtaigneraie de Doc Sung, les grondements du canon se faisaient plus menaçants. Elle se trouvait en bordure de la grand-route, et on l'avait entourée d'une palissade en bambou. Le long de la palissade, tous les cinquante mètres, se tenait un gardien armé d'une pique, afin de repousser les réfugiés, qui auraient l'audace de s'arrêter à l'ombre des châtaigniers ou de cueillir quelques fruits, afin de calmer leur faim..
La première semaine de l'exode, les gardiens n'eurent pas grand-chose à faire. Les réfugiés qui passaient n'étaient point encore trop aigris par leurs malheurs, et ils se contentaient de défiler en bordure du verger.
La nuit, Doc Sung se chauffait à la flamme du feu de camp et disait à sa jeune femme, en se frottant les mains : « Si ça continue comme ça, notre châtaigneraie sera sauvée pour cette année et nous pourrons obtenir de beaux bénéfices. Nous achèterons les terres de ces réfugiés un bon prix et nous augmenterons le nombre de nos rizières. Tu seras la femme de l'homme le plus riche du pays. Que la guerre continue comme ça, et toute la vallée deviendra notre propriété. »
Et il lui exposait son projet d'acquérir toutes les rizières de cette fertile vallée.
Il II n'y a que les imbéciles qui perdent dans la guerre », ainsi lui disait-il, et il vidait d'un trait sa tasse d'alcool de riz.
Il aimait parler
à
sa femme, car celle-ci ne le contredisait jamais, et acquiesçait à chacune de ses paroles. Ce trait de caractère plaisait tout spécialement au vieillard. Il avait déjà été marié cinq fois, mais aucune de ces cinq épouses n'avait encore pu lui donner de descen- dance. Son grand désir était d'avoir un fils et de cette jeune femme, la sixième, il espérait bien l'obtenir. En attendant, il n'avait de cesse d'amasser de nouvelles richesses, car outre son envie d'avoir une jeune femme qui lui donnât un fils, sa passion était d'accumuler la plus grande fortune possible.La deuxième semaine de l'exode, des bagarres se produisirent presque chaque jour, entre les gardiens et les réfugiés, désireux de se reposer dans le jardin ou de cueiJ1ir et de manger les châtaignes. La nuit, la garde avait encore plus de difficultés.
Il y avait déjà trois nuits que Doc Sung ne dormait pas; il parti- cipait en personne à la surveillance; il avait lui-même frappé de son bâton, un bambou gros et dur, un individu qui s'était glissé pour voler;
l'homme avait poussé un cri de douleur et s'était enfui. Le lendemain,
HISTOIRES COURTES D'mooNl!sœ 261 Doc Sung s'était aperçu que son bambou était taché de sang et il s'était hâté de le nettoyer.
Une grave bagarre se produisit le quatrième soir de la deuxième semaine. Il faisait déjà sombre et les rangs des réfugiés commençaient à s'éclaircir. Un petit groupe s'arrêta soudain sur le bord de la route et tous regardèrent en direction des arbres. C'était, apparemment, les membres d'une même famille. Trois enfants pleurnichaient et demandaient à manger; ils pointaient leur doigt vers les châtaignes gonflées et déjà mûres. Un vieillard tout courbé, s'approcha de la palissade. Le gardien lui cria d'une voix rude de passer son chemin.
D'une voix cassée et enrouée, le vieux demanda l'aumône en montrant les trois petits qui criaient famine.
Le gardien, attendri, se retourna pour cueillir une châtaigne. Mais
à
cet instant, on vit Doc Sung accourirà
toutes jambes : « Espèce d'idiot! criait-il de loin, ne t'avise pas de leur donner quoi que ce soit! »Une fois sur les lieux, il réprimanda le gardien, disant que si l'on commençait
à
donnerà
manger aux réfugiés, le jardin n'aurait plus un seul fruit au bout d'une demi-journée.« Je ne fais pas la guerre, moi, dans ce pays-ci, criait-il en colère;
pourquoi me faudrait-il me sentir responsable et donner à manger à ces affamés? Qui leur a dit de quitter leur village?
- Notre maison a été entièrement brûlée, et notre village anéanti, répondit le vieux, ayez pitié, Monsieur, de ces petits qui ont faim! » Ces paroles n'eurent pour effet que de rendre Doc Sung encore plus furieux : « Ne me demande rien, maudit vieux! Si je porte secours aux tiens, il faudra que j'en fasse autant pour tous les autres gosses qui sont victimes de cette fichue guerre. En un clin d'œil, je deviendrai aussi un réfugié et je mourrai de faim sur la route;
allez-vous en ! »
Le vieillard pourtant refusait de s'en aller et insistait; les enfants continuaient de pleurer et de criailler; finalement, Doc Sung, exaspéré, bouscula le vieux qui s'écroula.
Ceci amena l'intervention des deux autres hommes du groupe qui bondirent en brandissant leur gourdin; il s'ensuivit une terrible bagarre en plein milieu de la route. Doc Sung appela
à
l'aide les autres gardiens et les trois réfugiés, assaillis de tous côtés, s'effondrèrent, baignés de sang. Les enfants pleuraient encore plus fort et les cris des femmes s'ajoutaient à leurs pleurs. Finalement, Doc Sung abandonna ses victimes pantelantes sur la route et donna l'ordre aux gardiens de retourner à leurs postes.Les femmes aidèrent les hommes à se remettre sur pied, et peu de temps après, le petit groupe s'éloignait de la châtaigneraie et conti- nuait sa route.
Le lendemain, il se produisit encore une bagarre avec quelques réfugiés qui voulaient dérober des châtaignes. L'un des gardiens attrapa un gamin de quatorze ans qui avait déjà réussi à se glisser
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DENYS LO~t8ARDdans le jardin et à cueillir quelques fruits. Avant de le relâcher, Doc Sung lui administra lui·même une bonne correction.
Une semaine après la première bagarre sur la route, une nuit que Doc Sung veillait, on eut la surprise de voir une troupe de soldats apparaître soudain et disparaître à nouveau entre les pins qui bordaient la rivière.
Quand ce soir-là, il alla se coucher, il dit à sa femme : « Si tout va bien pendant encore une semaine, les châtaignes seront bonnes à cueillir et nos soucis prendront fin; toutefois, j'ai vu passer des soldats et je me demande si cela ne signifie pas qu'on va se battre ici;
auquel cas, il vaudrait mieux partir dès demain pour le village de ton père. »
Quelques instants plus tard, on entendait de fortes détonations de l'autre côté de la rivière; des gens accouraient vers la maison et les gardes criaient que l'on se battait là-bas, dans les bois de pins. Jusqu'à l'aube, le bruit des coups de feu ne cessa de les préoccuper et le calme ne revint qu'avec le jour.
Ce matin-là, Doc Sung et sa femme firent leurs paquets pour s'enfuir, car si grand que fût son amour pour ses châtaignes, il tenait encore davantage à la vie.
A ce moment, on entendit un grand tumulte sur la route, vombris- sements de moteurs et grincements de chaînes de tank; Doc Sung sortit en courant pour aller voir; soudain il poussa une exclamation de joie et fit de grands signes de la main. Ce qui arrivait n'était autre qu'une unité motorisée de l'armée alliée, avec chars, artillerie, et camions remplis de soldats casqués. Jusqu'à midi, l'armée défila, soulevant la poussière jusqu'au ciel; au moment où le soleil allait disparaître derrière les montagnes, une jeep s'arrêta devant la châtai- gneraie et quelques militaires en descendirent.
Ils se dirigèrent vers la maison et demandèrent qui était le propriétaire du verger. Quand Doc Sung se fut nommé, l'un des mili- taires fit un pas en avant, lui tendit la main et lui dit :
« Je suis le major Gonzales; notre unité voudrait camper dans votre verger. Peut-être ne resterons-nous qu'une nuit, peut-être une semaine, peut-être deux ... mais nous vous paierons pour notre séjour ici et nous n'abîmerons rien. JI
Doc Sung comprit que cette demande était un ordre, et par l'inter- médiaire de l'interprète que le major avait amené avec lui, il répondit que bien entendu, l'armée des alliés pouvait camper dans son verger, qu'il priait seulement le général de veiller à bien donner l'ordre à ses soldats de ne pas toucher aux châtaignes, parce qu'il était un pauvre homme, et que si les soldats les lui enlevaient, il lui faudrait mourir de faim avec sa famille, dans l'année qui allait suivre.
Le major acquiesça et ordonna aussitôt aux soldats de dresser leurs tentes sous les arbres. Il n'y avait pas moins d'un bataillon à camper ainsi dans le verger. Le soir venu, Doc Sung dit à sa femme:
« Quelle chance nous avons! Maintenant c'est l'armée qui garde notre
HISTOIRES COURTES D'INDON~IE 263 verger. Plus personne n'aura l'audace de venir voler nos châtaignes.
Et non seulement ils gardent, mais ils paient un loyer pour tout le temps de leur séjour! Il
Et de caresser sa femme; maintenant il se sentait très heureux; il .s'échauffait facilement.
Les soldats observaient scrupuleusement les ordres de leur commandant. Doc Sung qui les surveillait chaque jour d'un œil inqui·
siteur, ne pouvait jamais en prendre un seul sur le fait.
Cependant les gardiens avaient toujours à repousser et à corriger des voleurs qui voulaient s'emparer des châtaignes; la guerre refluait maintenant vers le Nord et les réfugiés reprenaient la route du septentrion, toujours aussi affamés et aussi épuisés.
Un jour, Doc Sung eut une altercation avec quelques soldats; un des réfugiés avait volé quelques châtaignes; les gardes l'avaient attrapé et il se préparait à lui administrer une correction. Les soldats le retinrent, relâchèrent le coupable et il eut la grande amertume de les voir remettre au réfugié les châtaignes volées. Les jours suivants.
il eut à se disputer à nouveau avec les soldats; il arrivait souvent que ceux-ci fissent entrer des enfants ou des femmes; ils leur demandaient de laver leur linge et leur donnaient en récompense du chocolat, des cigarettes, des caisses ou des boites vides et autres produits qui, selon Doc Sung, lui revenaient de plein droit en tant que propriétaire.
Tout ce qui était mis au rebut et abandonné par les soldats dans son verger lui appartenait, ainsi du moins pensait-il. Il y avait même plusieurs nuits qu'il calculait, avec sa jeune femme, la somme que tous ces surplus lui rapporteraient.
Au bout de quelques jours, les rapports entre Doc Sung d'une part et soldats et sous-officiers de l'autre, étaient devenus très mauvais.
On l'appelait maintenant « le vieux bouc ». Il n'y avait plus que le major à avoir de bonnes relations avec lui.
Aussi fut-il tout particulièrement heureux, le jour où l'officier le fit venir et lui apprit, par l'intermédiaire de l'interprète, que la troupe partirait le lendemain à l'aube; on lui remit un papier pour la location du verger qu'il lui serait possible d'échanger contre de l'argent, au quartier général qui se trouvait à la ville.
Ce jour-là, Doc Sung intensifia la surveillance, afin que les soldats ne volent point les châtaignes et il annonça aux gardiens que cette dernière nuit ils pourraient aller dormir; le soir, lorsqu'il se retrouva avec sa jeune femme, il lui dit :
c Demain, quand les soldats seront partis, nous commencerons la cueillette; j'ai déjà dit à ton père et à ton frère de venir nous aider.
Nous avons eu de la chance cette année! Nous avons reçu un loyer et notre verger est sauf. Je me suis déjà enquis des rizières que nous pourrons acheter. La famille Kim qui s'est enfuie à Pusan est prête à nous vendre les siennes à bas prix. »
Et Doc Sung fit des rêves de rizières mo.res, entre les bras de sa jeune femme, jusqu'au matin.
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264 DENYS LOMBARD
Le bataillon s'ébranla de très bonne heure, avant l'aurore. Doc Sung fut réveillé par le bruit des moteurs qui démarraient et le grin·
cement des chaînes des tanks qui quittaient son jardin. Il s'étira et murmura à l'oreil1e de sa femme : 1: Les soldats sont partis! »
C'était l'aurore; le soleil dardait tout juste ses premiers rayons, depuis le sommet des montagnes; il se leva en hâte.
Le sourire aux lèvres, il sortit de la maison et se dirigea vers son verger. Mais à peine y fut-il parvenu que le rire disparut de son visage;
comme balayé par un typhon; en un instant, son corps se figea, son cœur s'arrêta presque de battre, sa respiration fut coupée, son sang se glaça dans ses veines, ses yeu." sortirent de leurs orbites et sa bouche s'entrouvrit ... les châtaigniers qu'il voyait avaient été tondus et il ne restait pas un seul fruit. Sur le sol, des branches arrachées.
Il s'élança en criant comme une bête sauvage frappée d'une flèche, et courut d'arbre en arbre; il regardait leurs fruits absents, et courait toujours plus loin: tous pour ainsi dire avaient été dépouillés. Il haIetait, son cœur battait à se rompre. Il s'écroula face contre terre, et son visage vint buter contre un rameau qui portait encore une grosse châtaigne bien mûre. Soudain, il comprit ce qui s'était passé; juste avant de partir, les soldats avaient rangé leurs camions sous les arbres et secoué les branches; une fois leurs camions pleins, ils s'en étaient allés ...
C'est dans cet état, que sa jeune femme et quelques gardiens le trouvèrent quelques heures plus tard, pleurant à chaudes larmes sur le sol et poussant des cris.
• Hélas! Que la guerre est cruelle pour ceux qui n'ont point péché! Ah ! mes châtaigniers, mes châtaigniers !. .. »
Et du front, il frappait le sol de son verger.
XXI. - MARDIAN
Nous manquons de renseignements sur la personne de Mardian, qui semble avoir très peu publié.
La nouvelle traduite ici est parue dans la revue Indonésia, VU" année, 1956, nO 12, pp. 560-561. Nous l'avons retenue, parce qu'à la différence de la plupart des autres tjerpén, celle-ci n'est en aucune façon « réaliste II; c'est une fantaisie pure, qui ouvre sur le fantastique, un poème en prose où l'on entre de plain-pied dans l'imaginaire. Nous l'avons retenu également parce qu'elle trouve son point de départ dans un d~s spectacles javanais les plus typiques: la danse des kuda képang, que nous traduisons ici par cc chevaux-jupons », pour évoquer dans l'esprit du lecteur occidental l'idée d'un spectacle comparable. II s'agit, mot à mot, de « chevaux tressés », de silhouettes plates de chevaux, faites de bambous tressés, que les danseurs enfourchent. A Java, cette danse du cheval est autre chose qu'une danse « folklorique »; les participants finissent par entrer en transe et par tomber sous le contrôle du meneur de jeu qui les stimule de son fouet, leur pose des questions auxquelles ils répondent dans un état de demi-conscience, et leur donne des ordres auxquels ils obéissent malgré eux. Ce genre de représentation est surtout fréquent à Java-est, où l'on trouve également un spectacle apparenté, le réag, dit de Ponorogo, du nom de la petite ville, au sud de Madiun, où il est le plus fréquent. Dans ce réag, le danseur est censé incarner non plus un cheval, mais un tigre.
La nouvelle de Mardian n'est pas sans l'appeler celle de Dini (Djataju, texte nO 13). L'une et l'autre évoquent, quoique de façon très différente, la présence et la puissance de l'imaginaire javanais.