9. - ENFANT DE LA REVOLUTION
Sa mère était veuve depuis longtemps, mais ce fait ne l'avait jamais gêné. Il savait qu'elle était encore jolie et qu'il y avait encore beaucoup d'hommes à la désirer. Souvent il recevait de petits cadeaux, de l'argent ou bien des vêtements, de ceux qui auraient voulu pouvoîr goûter la douceur de vivre avec elle. Il acceptait tous ces cadeaux, mais n'était pas dupe, alors que son frère cadet, lui, recevait sans comprendre. Leur mère - c'était là une de ses convictions - ne devait exister que pour eux seuls et aucun étranger n'avait le droit de venir troubler leur bonheur; si au début, pareille idée restait encore assez vague, maintenant, elle s'était gravée dans son esprit. Et même son oncle, dont autrefois il aimait à se vanter devant ses camarades, avait perdu tout prestige à ses yeux; celui-ci n'essayait-il pas de remplacer leur père vis-à-vis de son cadet et de jouer au héros dans le foyer maternel?
Le matin, AIna sortai t de bonne heure pour aller trafiquer avec les soldats indiens ou anglais 1 et il ne rentrait qu'après la nuit tombée.
Chaque jour, il faisait quelques bénéfices, tantôt plus, tantôt moins, mais d'une façon générale, toujours plus que ses autres compagnons du même âge. Il ne se souciait pas des objections de sa mère, car il savait qu'eUe avait grand besoin de l'argent qu'il gagnait ainsi, et qu'elle le considérait comme un enfant extraordinaire. Cela lui causait une grande satisfaction et il se sentait déjà adulte, bien que n'ayant encore que quatorze ans.
Le matin, il achetait des marchandises, vers midi il les revendait.
et l'après-midi, il arrivait souvent qu'il achetât et vendit en même temps. Ce n'était qu'à la nuit noire, lorsqu'il ne restait plus que lui dans la rue que ses jambes consentaient à prendre le chemin du retour.
Il trOquait' des stylos, des montres, des appareils photographiques,' contre des coupons d'étoffe ou des boites de conserve et souvent, s'il n'avait rien à échanger, il achetait avec de la monnaie NICA 2.
(l) Les p~mi~res troupes britalll1iques d&arqu~ttIlt • Djakarta le 29 septembre 1945;
leur commandement db;lara qu'elles resteraient Jusqu'à ce que le aouvc:mement I~gal des Indes nterlllnd.ises puis.se rep~lIdre ses fonctions.
(2) Abn!.vlatlon de • Netherlands Iadies Civil Administration -. Voir cl-deuU$, tute 2, p. 36, Ilote 1.
•
96 DENYS LOMBARD
Telles étaient ses occupations quotidiennes, tantôt à Kota, tantôt Sur la place du Lion, souvent aussi au port de Tandjung Priok durant un jour entier', Partout où il y avait des casernes, là était son gagne-pain.
•• *
Il était dix heures du soir. II venait juste de rentrer et son petit frère dormait déjà; seule sa mère l'attendait, déjà inquiète. L'ordre ne régnait pas encore à Djakarta, et de temps à autre, on entendait des coups de feu. Ce soir-là, un secret pesait lourdement dans son cœur, un secret qu'il ne voulait pas confier à sa mère.
Un soldat lui avait proposé de lui céder du tissu blanc à la condition qu'il lui procurât une fille. Il lui était pénible de refuser, car l'enjeu était d'importance; il s'agissait de troquer une montre qui ne valait que 500 roupies (monnaie japonaise), contre un rouleau de tissu blanc qui pouvait bien valoir 2.500 roupies. Il avait hésité un moment, car il savait que sa mère l'aurait désapprouvé, mais la nuit tombait déjà et il n'avait pas encore fait assez d'affaire.
Finalement, il avait donné son accord, non sans un profond soupir :
Il Oké! li Le soldat n'avait qu'à l'attendre sous un arbre touffu, derrière la caserne, le temps qu'il aille à la recherche de la victime ...
n
n'avait pas eu à chercher bien longtemps; il savait l'endroit, le long de la voie de chemin de fer, à Gambir', au bord de la route, à l'ombre d'une rangée d'arbres ... Mais lorsqu'il avait aperçu la première, en train de se faire belle, sa langue s'était tout à coup paralysée;ce n'est pas qu'il n'ait pas su parler à ces misérables; au contraire, il aimait à se moquer d'elles et souvent même les injuriait. Et ce soir-là, voilà que l'une d'entre elles devait l'aider dans cette affaire, qui lui donnait mauvaise conscience.
Ama se taisait toujours; avait-il peur? Il était pourtant capable de beaucoup d'autres besognes, autrement plus dangereuses que celle-ci.
Une fois, il avait été poursuivi par un soldat Sikh, qu'il avait roulé avec une montre de mauvaise qualité; il avait couru à toutes jambes, avec les 1.500 roupies dans la poche, et peu s'en était fallu qu'il ne capitulât, de peur que l'autre ne lui tire dessus. Mais finalement, il avait eu le dernier mot; il savait bien que c'est dans les dernières secondes que réside la victoire.
Il Veux-tu de l'argent? Il Y a un soldat ... li
Un instant, il perdit la tête. Il lui fallait chercher ses mots pour pouvoir continuer. Heureusement, l'autre lui répondait déjà :
(3) Kota (. La ville·forte.) dt!signe J'ensemble des vieux quaniers situb au nord de la ville aetuelle; e'e.st là que se trouv:ait, aux XVII' et XVIII' sIkles, la ville de Batavia, qui ne s'étendit plus IlU sud qu'à panir du dt!but du XIX'. Une bonne panie de la communaut~ chinoise de Djakarta réside à KOla. La • Pillee du Lion • est une appellation pour l'aneienne place Waterloo (actuellement place du Taureau, Lapangan Bantin,): on y trouvait en effet une statue de lion, commémorative de ta victoire de Waterloo (sur les armées de Napoléon). Le port de Tandjung Priok, au nord-est de la ville, est à une bonne douuine de kilom~tres du centre.
(4) Quartier de Djakarta, où se trouve la gare centrale:.
HISTOIRES COURTES D'INDONSsœ 97
III Quoi? Tu me proposes de l'argent? If
Tout à coup Ama reprit ses esprits et retrouva son ton habituel :
ft Oui, suis-moi, je connais un soldat qui en est bourré; c'est une bonne aubaine ...
- C'est loin d'ici?
- Non, tout près, derrière la caserne. »
Le plus difficile était fait. Maintenant restait encore un point qui méritait attention : il fallait veiller à ce que le soldat ne le trompe pas.
Il prit une décision rapide :
ft Je m'en vais, tu me suis, hein?
- Vas-y, j'arrive. If
Tinah qui, il y a seulement trois ans, était encore une jeune fille de la campagne, qui venait en ville chercher fortune, avait fini par trouver un modus vivendi, en se maquillant sur les trottoirs. Elle avait fini d'arranger ses mèches, non sans peines! et il ne lui restait plus maintenant qu'à se poudrer. Elle sortit un petit paquet de derrière la dalle en ciment, qui lui servait de table de toilette, l'ouvrit et prit entre ses doigts le peu de poudre qui restait; d'un geste rapide, elle se l'appliqua sur les joues. Au moment où elle allait se lancer sur les traces de Ama, eUe entendit une voix qui l'appelait. C'était Saijah, sa compagne d'infortune, qui surgissait de la demi-obscurité. Elle était cette fois plus jolie que Tinah. Elle avait mis une fleur rouge dans ses cheveux et, bien qu'il fût encore impossible de distinguer nettement sa silhouette, son parfum insolent ne laissait aucun doute ...
Tinah la saisit par la main et la tira pour qu'elle vienne avec elle.
Mais celle-ci refusa gaiement :
III Non, non! moi, j'attends les 'Keling' 5 ici, quand on va dans leur repaire, après, ils ne veulent plus payer . •
Sans prêter la moindre attention à la remarque de son amie, ni lâcher sa main, Tinah se mit à courir après Ama, qui avait presque disparu. Deux jupes blanches et courtes se pressèrent dans l'obscurité du soir. La rue était déserte. De temps à autre, une jeep passait à toute allure. Plus les deux jupes se pressaient, plus Ama allongeait le pas. Il lui faUait arriver le premier, à cause des 500 roupies.
III Yes! Yes 1... Oké! Oké! If cna-t-il de loin en s'approchant du soldat qui, accroupi sous son arbre, était en train de fumer.
« Oké ? .. fit le soldat d'un air joyeux.
- Yes, confirma encore une fois Ama, en indiquant qu'on le suivait.
- Where watch you give me... •
Le soldat prit la montre que Ama lui tendait et l'examina à nouveau, avec soin, sous le faisceau de sa lampe de poche, craignant que ce ne fût pas celle qu'il avait vue auparavant.
Un III oké », accompagné d'une bouffée de fumée, sortit d'entre
(5) Appellation populaire pour fUsigner les Indiens. Le terme est sans doute une altii!ration do • Kalinga _, une province de la Mte orientale de l'Inde, d'où un certain nombre d'Indiens d'Jndonii!sic ii!taicot originaires.
98 DENYS LOMBARD
ses dents, blanches comme du riz. Lentement, il sortit un gros paquet de derrière l'arbre. En l'apercevant, AIna sentit SOD cœur battre à se rompre. Il pouvait à peine dissimuler son excitation.
« Alors, comme ça ... tu m'as faussé compagnie », c'était Tinah qui le morigénait en riant, et en lui frappant sur l'épaule.
D'un geste, Ama arracha le paquet des mains du soldat et l'instant après, il avait disparu dans l'obscurité.
Il AIna ... Ama! » C'était le soldat qui l'appelait.
Mais il continuait à courir, sans se retourner; son cœur battait de plus en plus vite; la voix derrière lui se faisait de plus en plus forte, mais il courait toujours ...
***
Cependant, Tinah est obligée de céder sa place à Saijah. que le soldat lui préfère. Sans doute est-ce à cause de la fleur rouge. Elle sait maintenant qu'elle n'aura pas d'argent et elle se lance à la poursuite du gamin. Elle se doute que le paquet contient quelque chose de précieux et elle espère le lui arracher. Mais elle est corpulente, elle ne court pas aussi vite que lui.
« Ama ... Ama... », crie-t-el1e comme le soldat.
Mais le son de sa voix est plus clair; Tien à voir avec le rugissement de tout à l'heure. Ama jette un regard en arrière; par malheur une pierre l'arrête dans sa course et il s'étale de tout son long. Il se relève en hâte, frotte sa jambe endolorie: sa main rencontre quelque chose d'humide. « C'est du sang », pense-t-il.
Il pleurerait, si Tinah n'était pas en train d'essayer de lui ravir son paquet. A l'instant même où elle s'en saisit, il lui plante ses dents dans la main. Il mord pour tout de bon et Tinah est forcée de lâcher prise; il en profite pour s'enfuir. En vain, elle essaie de le retenir par sa chemise ...
u Cochon », gémit-elle en regardant la blessure que les dents lui ont faite; elles ont pénétré assez profondément dans sa chair. En grommelant, elle s'en retourne vers son amie.
Toute cette histoire a fait sur l'esprit de Ama une impression très profonde. Toute la nuit il s'imagine encore sous l'arbre touffu, et revit cette bizarre aventure. Quelque chose l'attire vers ce spectacle confus;
il croit qu'il est poursuivi, il court ... il tombe. Il fait déjà jour, mais il ne se lève pas encore. Il est fatigué. Ce n'est que lorsqu'il sent la main froide de sa mère se poser sur son front qu'il reprend conscience.
CI: Tu te sens malade, Ma ? » lui demande sa mère. Elle est inquiète de sa santé, car toute la nuit, il a déliré et il a de la fièvre.
« Non, maman », répond Ama, et il se lève.
En vérité, il préférerait rester tout tranquillement couché, afin d'écouter la voix intérieure qui lui parle longuement de l'aventure de la veille. Mais il a peur que sa mère découvre son secret et il fait comme si de rien n'était. Si jamais elle apprenait la chose, pour sür
HISTOIRES COURTES D'INOONÉ>œ 99 elle ne lui permettrait plus de faire son petit trafic et il se trouverait coupé de ce monde qu'il aime tant. En se dirigeant vers la douche, il revoit encore en pensées certaines images.
Des corps noirs, à demi-nus, de soldats indiens, contrastant avec des corps, blancs comme du fromage, de soldats anglais, qui défilent le long de la grand-rue, des mâts de bateaux qui s'élancent dans la clarté du ciel, des yeux de voleurs, près des buissons où ils ont caché les boîtes de biscuits volées et ces flocons d'avoine qui sont si bons à manger, avec un verre de sirop glacé, dans la chaleur du bord de mer ... Toutes ces images revivent en lui; c'cst comme s'il lui était impossible de s'en séparer. C'est le monde qui lui est familier; c'est la seule éternité qu'il connaît et comprend.
Mai.s il y a encore autre chose, qui lui procure satisfaction; la conscience que c'est lui qui soutient le ménage, lui qui subvient aux besoins de sa mère et de son petit frère; depuis que les derniers bouleversements l'ont mise dans l'incapacité de gagner leur vie, c'est lui qui est devenu la seule source d'énergie et de débrouillardise.
Il aime cette vie, bien que chaque jour, il maigrisse davantage.
Cependant, il y a une chose qu'il ne comprend pas, c'est cette lueur sombre dans les yeux de sa mère qu'il aime, c'est le ton étranglé de sa voix. Peut-être est-elle triste parce que son enfant travaille trop dur pour elle? Mais pourquoi serait-elle triste, alors qu'ils sont heureux ? ..
Dans la véranda de devant, aux fenêtres vitrées, l'horloge vient de sonner six coups. Ama est déjà bien réveillé. Etendu sur son lit, il suit le son du tic-tac; le rythme est le même que celui de son cœur, comme si son cœur aussi était une horloge. On dit que si une horloge s'arrête, on peut la réparer; mais que si le cœur d'un homme s'arrête, il est mort. Comme c'est étrange ... étrange, mais drôle.
Tout à coup il pense à Abdulgaffar et cette pensée le sort de ses rêveries. Il saute sur ses pieds, et ouvre en hâte la boîte qui se trouve sur sa table de chevet. Il en sort trois montres et un stylo, les enveloppe soigneusement dans un mouchoir sale, et fourre le paquet dans la poche de sa culotte. De sa poche de derrière, il extirpe quelques billets qu'il glisse sous un des coussins du lit.
« Pour acheter la nourriture d'aujourd'hui D, se dit-il. Sa mère n'a pas encore terminé sa prière. On l'entend encore marmonner dans sa chambre. Son frère n'est toujours pas levé; aussi tout est-il tranquille.
Il tourne la clé de la porte vitrée, en prenant bien soin que sa mère n'entende rien. Soudain, dans la chambre, la voix a cessé de réciter. Il s'arrête, aux écoutes. Silence. Mais juste au moment où il tire la porte : « Ama ... viens ici! D C'est sa mère qui l'appelle.
Dommage que sa mère sache qu'il sort. EUe va certainement lui faire des recommandations, déplacées comme toujours. Comme si l'on faisait encore des recommandations aux personnes de son âge!
100 DENYS LOMBARD
II s'approche de sa mère, toujours assise sur son tapis de prière.
Il se tient devant elle avec un visage triste.
« Prends une douche et mange d'abord, ensuite tu pourras sortir »,
lui dit sa mère lentement. Son joli visage est entouré d'un voile d'un blanc éclatant, qui fait contraste avec le rouge du bétel sur ses lèvres.
« Ce serait trop long, maman! Abdulgaffar ne peut pas attendre.
- Quand bien même il passerait avant que tu ne sois prêt, tu as encore le train pour te rendre à Priok. »
Et sa mère garde la tête baissée.
« Je ne peux pas y entrer avec le train. Avec le camion d'Abdul- gaffar, c'est plus facile. L'accès du port est interdit au public. »
Sa mère relève la tête ... la contrariété qui se lit sur le visage de son fils l'amène à cesser ses objections.
« Puis-je m'en aller, Maman? »
Elle ne répond pas tout d'abord, puis fait oui de la tête.
Il est six heures cinq. Il aperçoit son petit frère qui est en train de se frotter les yeux, adossé à la porte de la chambre à coucher, contiguë à celle où leur mère fait sa prière. Ama veut passer sans rien dire, mais son frère s'accroche à sa culotte.
« Que veux-tu ?
- De l'argent pour acheter des bonbons, Tien qu'une roupie.
Maman n'est pas bien disposée, elle n'est pas comme d'habitude. »
Ama tire un billet d'une demi-roupie de sa poche et le lui tend.
« Encore une demi-roupie », réclame son cadet, mais il ne l'écoute plus et part en courant.
Arrivé à Molenvliet-est 6, où il attend d'habitude avec ses cama·
rades le passage du camion d'Abdulgaffar, il s'aperçoit qu'il lui reste beaucoup de temps. « Un quart d'heure encore », se dit·il. Sans réfléchir plus longtemps, il ôte sa chemise et sa culotte, et saute dans le canal du Tjiliwung'. L'eau lui parait froide, mais il veut le traverser à deux reprises avant de ressortir; les biscuits et les cigarettes « Player »
de l'Indien n'auront que plus de goût après un pareil bain. En atteignant l'autre rive (Molenvliet-ouest), il aperçoit Dulah qui a tout l'air de se rendre à l'école; sa chemise et sa culotte sont neuves et il porte un sac de classe.
« Comment? Est-ce que l'école aurait recommencée? » Le voilà tout en émoi ...
« OuI, eh! Dulah! » s'écrie-t·il. Dulah cherche un temps d'où
(6) Molenvllet ~taj( le nom donn~ jadis à la grande avenue qui relie la .. ville basse • do Kota aux nouveaux quartiers du sud, Son nom de .. cours d'eau (vliet) des moulins (moIen) • venait de ce que le canal, qui s'écoule entre ses deux chaussées, servait autrefois à alimenter de, moulins de canne à sucre. Depuis l'ind~pend3nee, çhacune des deux chaussées a reçu un nouveau nom; celle de j'Ouesl s'appelle .. Gadjah Madn • (Brand ministre javanais du x, .... siècle); celle de l'Est .. Hajam Wuruk • (souverain de l'empire de Modjopahlt donl Gadjah Mado était le ministre),
(7) Le TjiJiwunB ( .. Tjl • signifie eau en soundnnals) est le cours d'eau qui arrose Djakarta; une partie de ses caux empnmtent Je canal qui passe entre l'avenue Gadjah Mado ct j'avenue HaJam Wuruk,
HISTOIRES COURTES D'INOONru;1E 101 vient cette voix qui l'appelle. AIna gagne en nageant le milieu du canal et agite I~ main; s'il reste près du bord, la haute paroi le dissimule.
Dulah, qUi a neuf ans, finit par l'apercevoir, s'avance sur le pont et le regarde en s'agrippant à la rambarde de bois.
« Où vas-tu donc comme ça? lui demande Ama.
- A l'école, tiens! c'est la rentrée aujourd'hui! Où est Saléh?
Retourne-t-il en classe ou non? Il
Dulah, qui est dans la même classe que son frère cadet, parait tout joyeux; il est clair que c'est l'orgueil. On raconte que son père a reçu une avance importante et une carte jaune d'alimentation, parce qu'il est devenu NICA. Ama pense à cela et la colère monte en lui.
« Il s'imagine sans doute que je ne peux pas payer pour Saléh! Chien de NICA! va! Il
Ama sort de l'eau. Il est tout juste en train de remettre sa chemise, que Dulah est déjà à son côté. III Ça ne lui suffit donc pas, de faire l'orgueilleux de loin! »
ft On dit que maintenant l'école doit être payée en monnaie NICA.
Alors mon père a dit qu'il était disposé à t'aider.
- Comment cela? s'écrie Ama, et peu s'en faut qu'il ne lui décoche un coup de poing. M'aider, moi?
- Je ne parle pas de toi personnellement, Ama, mais de n'importe quel enfant qui ne peut pas payer.
- Vas dire à ton père que je suis même capable de l'acheter, si je voulais, et il extrait de sa poche de derrière son gros paquet de billets. Voilà 200 roupies en monnaie rouge' et 2.000 roupies en monnaie japonaise. Ton père ne fait que recevoir les aumônes des Hollandais! Il
Dulah sait qu'il n'est pas aussi costaud que Ama; il tourne les talons et s'en va d'un air assuré.
On entend le bruit d'une file de camions qui approche. Sa mauvaise humeur s'évanouit vite, dès qu'il voit que c'est le convoi d'Abdulgaffar.
Rapidement, il traverse la rue pour se rapprocher. Un camion passe, un deuxième, puis un troisième, mais toujours pas d'Abdulgaffar! II s'inquiète. Un septième, un huitième, un neuvième, toujours pas! Il en a mal à ]a tête, de suivre ainsi des yeux tous les camions qui passent.
C'est fini... tous sont passés, pourtant tout là-bas il en voit encore un, qui s'approche lentement. Est-ce que ça ne serait pas le sien, par hasard? Ses yeux se fixent sur les pneus qui roulent lentement. Tout à coup, il entend le rire d'Abdulgaffar qu'il connaît si bien.
t( Quel brigand, il est en train de se payer ma tête! Il grogne Ama à voix basse et, aussi leste qu'un écureuil, il grimpe dans le camion, sans s'occuper des autres réflexions de son ami : « Hatja ... hatja ... Il Maintenant, le camion accélère pour rattraper les autres qui sont déjà loin. AIna n'a que le temps de se retourner, et d'entendre une voix qui lui crie: ft Prends garde à toi! Je raconterai tout à mon père. JI
(8) Il doit s'agir d'une autre d61pation pour la • monnaie NICA -.
102 DENYS LOMBARD
C'est Dulah, qui donne libre cours à sa colère et agite le poing.
AIna sourit avec amertume ...
Maintenant, le camion d'Abdulgaffar ralentit, car il a rattrapé le convoi; AIna se trouve déjà bien installé sur une caisse, le dos tourné au sens de la marche. Dans la main gauche, il a des biscuits, dans la main droite, une de ces cigarettes « Player » qui sentent si bon.
Toutes ses pensées tristes s'envolent l'une après l'autre avec la fumée de la cigarette.
• ••
Aujourd'hui Ama rentre de bonne heure; à onze heures du matin on le voit déjà sur le chemin du retour. Il paraît épuisé, et titube un peu; il est triste et cette tristesse se lit sur son visage. Que s'est-il donc passé?
Aujourd'hui, c'est le jour où ... les dernières troupes anglaises et indiennes quittent l'Indonésie et Abdulgaffar a bien été obligé de se séparer de lui. Arna vient de perdre un ami qui lui a rendu bien des services. I1s se sont dit adieu, la mort dans l'âme, tout à l'heure, sous les arbres, devant le Sub-Area, à Gambir'. Ama a oublié qui il était;
il est redevenu un tout petit garçon et il s'est laissé embrasser par Abdulgaffar, lui-même très ému. On a versé quelques larmes. Puis de nouveau, le silence ...
Les camions sont partis pour le port de Priok et cette fois-Cl, AIna n'a pas pu suivre. Le convoi est parti, et Ama rentre à pied ...
Lorsqu'il arrive au carrefour d'Harmoni 10, il sent qu'il y a quelque chose dans sa poche et il est pris entre la surprise et la peine, lorsqu'il s'aperçoit qu'il s'agit de la montre que son ami lui avait achetée il y a six mois. Abdulgaffar ne possède plus rien depuis longtemps; les boîtes de conserve sont devenues rares, à plus forte raison les rouleaux de tissu ... Pourtant lui aussi, a voulu lui faire comme un cadeau.
Ama lui avait offert, en souvenir, une housse en soie blanche avec, brodés au fil rouge, en lettres arabes, le nom d'Allah et les noms d'Abdulgaffar et de Muhammad 11. N'ayant plus rien que cette montre, il l'avait doucement glissée dans la poche du gamin, au moment où il l'avait pris dans ses bras.
La housse en soie, c'était la mère d'Ama qui l'avait cousue et brodée; elle était destinée à recouvrir un exemplaire du Qur'an. Chaque fois qu'Abdulgaffar lirait le texte sacré, il penserait ainsi à cet enfant d'Indonésie, qui, de son côté, jamais n'oublierait son bon cœur. Sur cette housse en soie, deux souvenirs se rencontreraient .
•••
(9) S'igit-il de l'bOtel TnlIs-aera, qui se trouvait effectivement près de Il pre de Gambit?
(10) Hannonl I!talt le nom d'un grand. Club, n!servc jadis aux Hollandais. Le nom est rcstl!, de nos Joun encore, pour dc!slgner le carrefour qui est à dltl!.
(11) AmI. est un dimfnutU de Muhammad.
HISTOIRES COURTES D'INDONa5Œ 103 Djakarta n'est plus la ville qu'elle était il y a un an, quand les soldats indiens s'y trouvaient encore. La situation est presque redevenue
« normale ». On discute à nouveau des problèmes que pose une grande cité; les gens sont obligés d'obéir aux règlements et le désordre est refoulé lentement vers la jungle. Ama, cet enfant grandi pendant la révolution, souffre du rétablissement de cet ordre sévère; il ne cesse pas de maudire l'organisation. Maintenant, il est conscient de sa faiblesse. Il n'ose plus guère se dire qu'il est un père pour son petit frère, un héros au foyer maternel. Depuis longtemps déjà, sa mère gagne sa vie. Autrefois, il n'y avait que lui à sortir tôt le matin, maintenant elle aussi sort de bonne heure et, qui plus est, elle rapporte davantage que lui.
Son oncle vient souvent et bavarde avec elle pendant des heures;
on ne lui permet pas d'écouter ce qu'ils se disent; il est redevenu un petit enfant. Un jour, sa mère l'a appelé. Son oncle était assis en face d'elle et lui a fait un signe de la main.
« Ama, a-t-elle dit, tu ne peu."t plus continuer comme ça. Tu es encore jeune, il n'est pas encore temps pour toi de gagner ta vie.
Autrefois, je t'ai laissé faire, parce que j'y étais contrainte et d'ailleurs, les écoles étaient fermées. Mais maintenant, la situation a changé.
Les enfants de ton âge vont à l'école, afin d'être instruits plus tard.
Ne veux-tu pas devenir, toi aussi, un homme respecté? D
Et l'oncle d'ajouter: « Ta mère à raison, tu dois aller à l'école, il ne faut pas gaspiller ainsi son temps. •
Aroa ne peut supporter plus longtemps ces paroles qui le blessent.
11 se sent terriblement humilié. Il est surtout fâché contre son oncle.
« Gaspiller son temps! D Il répète l'expression à plusieurs reprises, puis fait demi-tour et quitte la pièce, sans se préoccuper de la voix qui le rappelle.
II: Maintenant, tu fais bien des histoires, autrefois tu nous as abandonnés et qui a pris soin de ma mère à ce moment-là? Qui a acheté des vêtements neufs à Saléh pour qu'il aille à l'école? Qui l'a nourri? » Il ne peut plus retenir ses larmes.
Saléh, son cadet, s'approche de lui timidement et lui confie à voix basse: « Ma, sais-tu pourquoi maman a changé d'attitude envers
toi? L'oncle a fini par la persuader de l'épouser . •
A ces mots, le regard d'Ama s'assombrit. Il sort et s'assied sur une pierre, face à la rue. Il lève les yeux et regarde le ciel clair ...
Le ciel qui flamboie ... des mâts de bateaux ça et là ... une fumée qui berce doucement.
Une odeur de sueur qui monte des vêtements des soldats... des yeux de voleurs ... des boites de fromage ...
Un bruit d'accélérateur, la poussière que fait voler le camion qui démarre ... un sirop glacé, des biscuits ... et dans la main un rouleau de tissu blanc.
Et demain ça recommencera :
Le ciel qui flamboie ... des mâts de bateaux ça et là ...
,-,
VIII. - Vlrg. B~LAN
Isaac Léonard Sinlaé Bélan - qui écrivit sous le pseudonyme de Virga Bélan, est né le 14 septembre 1934 à Baa, dans l'île de Roti, une des petites îles de la Sonde (au sud-ouest de la grande ile de Timor).
Autodidacte, il travaille comme agriculteur (1950-1952), puis comme ouvrier (pétrole) (1952-1954). 4( Anticlérical et anticapitaliste ., il parti- cipe au mouvement Lekra. Il est l'auteur de quelques nouvelles et essais critiques, parus de 1961 à 1963. Il publie encore en 1967.
Le texte que nous avons retenu ici est paru dans la revue Sastra (nO 8-9, 2e année, 1962). L'auteur y évoque le temps de sa jeunesse et la personne de son grand-père qui nous apparait comme une sorte de principicule local. C'est un document assez rare sur cette