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The writing cure » dans L’occupation d’Annie Ernaux

Chapitre IV Dé]crier la littérature : L'autofiction folle de Chloé Delaume

I. The writing cure » dans L’occupation d’Annie Ernaux

Sachant pourtant que si j’avais le courage d’aller jusqu’au bout de ce que je ressentais, je finirais par découvrir ma propre vérité, la vérité de l’univers, la vérité de toutes ces choses qui n’en finissent pas de nous surprendre et de nous faire mal.

- Jean Rhys C’est avec cette citation de Jean Rhys qu’Annie Ernaux commence L’occupation (2002), texte qui peut être vu comme explorant sa propre volonté d’aller, comme le dit Rhys, jusqu’au bout de ce qu’elle ressent. Le lien évoqué dans la citation entre les sentiments psychologiques et la vérité, à la fois personnelle et universelle, sert de première indication de la nature autofictionnelle du texte, car comme l'énonce Sébastien Hubier, spécialiste de littérature comparée et des théories des fictions, l’autofiction inaugure une « relation nouvelle de l'écrivain avec la vérité » reposant sur une « individualité nouvelle », une « mise en pièces de l’identité », non seulement pour l’auteur·e lui·elle-même, mais également pour son·sa lecteur·ice (124-125). Le fait qu’Ernaux mette toujours en exergue une citation atteste de l’influence d’autres auteur·e·s, d’autres textes, à la fois sur son identité d’écrivaine et sur son identité de lectrice. Dans un entretien avec Pierre-Louis Fort en 2003, elle explique que la sélection d’une épigraphe lui est presque aussi importante que celle de décider d’un titre (988).

Ernaux professe choisir des citations issues d’auteur·e·s avec lesquel·le·s elle ressent une affinité, voir une sororité, citant Jean Rhys comme un exemple de ce sentiment (989).

Au regard des similarités entre les deux textes, son choix d’une citation issue de Quai des Grands-Augustins1 et la parenté qu’éprouve Ernaux pour Rhys paraissent naturels.

L’occupation, tout comme Quai des Grands-Augustins, explore les douleurs et les frustrations surgissant de la fin d’un rapport romantique après lequel le personnage principal ressent une

1 After leaving Mr Mackenzie est le titre original de ce texte publié en 1930 et traduit de l'anglais par Jacques Tournier en 1979.

perte de contrôle provenant de sa situation socio-culturelle désavantagée par rapport à l’homme. Rhys soulève dans son texte, à travers son personnage principal Julia Martin, la question de la sexualité de la femme mûre. Selon Molly Hite dans « Writing in the Margins:

Jean Rhys » (1989) « [Julia Martin] compounds the discomfort of dependency by being at a point in her life when she is aging out of successful objecthood » (42). Ce rapport entre l'objectivation de la femme et son âge est également mis en avant dans L’occupation. Par ailleurs, les textes étalent tous deux des circonstances de rupture qui ont réellement été vécues par leurs auteures. Rhys, souffrant d’une dépression, raconte dans Quai des Grands-Augustins un des épisodes traumatiques qui l’a poussée vers ce que la critique littéraire Christine Jordis appelle « une folie […] si forte que la cohérence du monde en est brisée » (22). L’occupation, pour sa part, explore une période similaire dans la vie de sa narratrice, soulevant les questions de l’encadrement social de la folie et de la persistance des pressions culturelles qui s’y rattachent, en particulier pour la femme.

Pour comprendre comment cela fonctionne dans L’occupation, il faut établir les circonstances qui ont abouti à son écriture.2 Le texte s’ouvre quand, quelque mois après avoir rompu une relation de six ans, la narratrice se rend compte que W., son ancien compagnon, s’installe avec une autre femme. Le titre fait donc référence à l’obsession qu’elle développe pour cette femme — connue seulement comme « l’Autre » puisque W. refuse de lui donner son nom —, l’existence de celle-ci ayant « envahi la [sienne] » (14). Étant donné que la narratrice avait elle-même ardemment refusé de s’installer avec son ex-compagnon due à sa réticence de perdre la liberté regagnée depuis son divorce, l’annonce de l’emménagement du nouveau couple provoque une remise en question de sa vie, voire de son être. Par la suite, un

« idéaltype » (61) basé sur les informations qu’elle réussit à obtenir sur l’autre femme — son

2 L’occupation a d’abord été publié dans Le Monde en 2001. On retrouve dans la version Gallimard de ce récit quelques changements saillants, notamment le rajout des espaces dans le texte, des descriptions plus élaborées de quelques scènes, et plusieurs passages portant sur l’acte d’écrire et le pouvoir de l’écriture.

âge, son adresse, son métier — se mélangent à des informations qu’elle imagine, résultant en un profond sentiment d’infériorité. Dès lors, l’autre femme devient une sorte de miroir, exposant les peurs et les insécurités de la narratrice. Complètement « occupée », « au double sens du terme » par son obsession pour l’Autre, elle se sent « envahi[e] » à la fois mentalement et physiquement par la pensée de cette femme qui l’accompagne « partout » et la maintient

« dans une fiévreuse et constante activité » (14). Le texte dépeint en détail l’expérience de cette jalousie accablante, les actions d'espionnage qu’elle provoque, et l’état psychologique de la narratrice pendant cette période durant laquelle elle se décrit comme « folle de douleur » (22).

En l’occurrence, à la différence de Rhys, qui expose sa situation par l’intermédiaire d’un personnage fictif, dans L’occupation la vie de l’auteure ne peut être séparée de celle de la narratrice, même si elle vise également à exposer une vérité plus large. La continuité entre auteure et narratrice est rendue évidente le long du texte à travers des commentaires sur l’acte d’écrire, le rôle de l’auteur et du texte, et des références à son journal intime qui a été écrit pendant cette période et qui lui a permis a posteriori de replonger dans ces souvenirs. Au-delà de solidifier l’adhésion d’Ernaux au pacte autobiographique,3 liant l’auteure à la narratrice du texte,4 ces références soulignent l’importance que place Ernaux en l'écriture. Elle s’intéresse énormément sur l’effet que peut avoir le texte sur le lecteur, soulevant le pouvoir du langage sur la psyché humaine. Ernaux constate avoir retenu du Surréalisme « la liberté formelle et la volonté d'agir sur la représentation du monde par le langage » (L'Écriture 42). Alors qu'elle s’interroge sur son rôle en tant qu’auteure, elle fait plusieurs fois référence à l’influence — souvent nuisible — qu’ont des textes d’autrui (ainsi que d’autres médias) sur sa propre pensée.

3 Le pacte autobiographique est décrit en détail par Philippe Lejeune dans son texte du même nom publié en 1975.

Selon lui, une autobiographie est un récit en prose écrit rétrospectivement, qui traite la « vie individuelle, [l’]histoire d’une personnalité », et qui démontre une continuité entre « [l'identité de l’auteur (dont le nom renvoie à une personne réelle) et [le] narrateur » ainsi que « [l']identité du narrateur et du personnage principal » (14).

4 Hormis le fait qu’elle-même en parle, de nombreuses similarités entre l'histoire et la vie de l'auteure en témoignent : comme Ernaux, la narratrice a été professeure à l’université (16), elle est divorcée (13), et elle est écrivaine (11). En outre, à la fin du texte, dans une note de bas de page destinée à ceux qui auraient « décodé le système de décalage » employé pour cacher ses éléments authentiques, Ernaux refuse « d’éventuelles informations » vis-à-vis de l’Autre (70).

Prises ensemble, ces références dans L’occupation à l’acte d’écrire et au poids des médias sur la psyché de la narratrice accentuent l’impact du langage sur la vie. Ernaux se montre parfaitement consciente de la puissance de la plume, observant : « les textes sont agissants » (« Le ‘Dur désir d'écrire’ » 769).

En raison de ce fait, il peut alors être surprenant de voir à quel point L’occupation paraît recourir à une vision désuète de la position de la femme, surtout étant donné que son auteure revendique son féminisme (Ernaux, « Annie Ernaux : ce n'est pas simple »). Démontrer la persistance des modalités de domination plus ou moins subtilement articulées contribuant à l'objectivation de la femme sera donc au cœur de cette analyse. Il s’agit pour moi d'illustrer comment L'occupation soulève la complicité de la littérature et d'autres formes de média dans la perpétuation de ces conceptions stéréotypées du genre, exposant le potentiel d'une influence dangereuse. Résultant de l’inégalité entre l’homme et la femme, la description de la folie dans cet ouvrage est inséparable du mythe culturel que tout « excès » de sentiment chez la femme provient d’une faiblesse psychologique innée — une théorie déjà présente au début du XXᵉ siècle quand écrivait Rhys, et persistante au XXIᵉ. Mettant en scène la portée de la communication médiatique et médicale sur la psyché féminine, cet ouvrage met en lumière leur effet sur l’auto-perception de l’auteure-narratrice. Ainsi, ce récit mène à une confrontation avec une autre forme d’oppression ancrée dans l’inconscient social : le rapport entre la femme et la folie et la tendance socioculturelle à pathologiser ses comportements. Mais il dévoile également la possibilité de trouver, au sein de l'écriture de soi, un moyen de contrer le poids psychologique dû aux pressions sociétales de se conformer à une image oppressive de la féminité. Ainsi, l'étude de cet ouvrage qui, d’ailleurs, a reçu relativement peu d’attention académique, permet une meilleure compréhension du rapport entre cette vision stéréotypée du

rôle féminin et la folie au XXIe siècle.5 Parallèlement, puisqu’Ernaux vise à exposer une vérité plus universelle qu’individuelle, on peut conclure que, en mettant en lumière cette expérience, elle tâche de signaler le danger de ce poids et le fait que même les femmes qui ne se voient pas comme soumises à ce système en souffrent. C’est alors que se révèle le véritable lien entre la femme et la folie, tissé par une société qui vise, à travers le discours social, à « [r]emettre les femmes à leur place » (Angenot 6).

Dans le but d’exposer cet enjeu, il faut d’abord établir la relation théorique complexe entre la folie, la société, et le féminisme durant les quarante dernières années ainsi que le rôle des médias dans l'évolution de la folie en tant que concept culturel. Tout au long du texte, de multiples références littéraires, musicales, et cinématographiques sont présentées comme influentes sur l’expérience psychologique de la narratrice. Selon la spécialiste littéraire Catherine Douzou dans « Entre vécu instantané et représentation de soi : écrire ‘au-dessous de la littérature’ » (2004), le besoin chez Ernaux de transformer sa réalité vécue en mots se heurte au « poids des modèles linguistiques et littéraires marqués par le social » (82). En exposant la conscience d’Ernaux de l’histoire littéraire et théorique dans laquelle son texte s’insère, cette étude vise, dans un premier temps, à démontrer l’influence continue du poids historique et médiatique sur la représentation de la folie au féminin, affirmant son effet non seulement sur le texte et la narratrice, mais sur la vie de l’auteure.

Une fois établie l'influence des médias, j’examinerai dans un deuxième temps la nature pathologique de l’expérience dépeinte dans ce texte et son lien avec le changement de statut (et de valeur) social(e) de la narratrice. J’avance que l’emphase que place la narratrice sur l'âge (considérablement plus jeune) de son ex-compagnon, ainsi que sur celui de la femme qui la remplace au sein de ce couple, soit inséparable de la perception culturelle de la femme âgée.

5 Le rôle de l’âge dans L’occupation est analysé par Laura Denis dans « Annie Ernaux and the Space of Old Age » (2015). Michèle Bacholle traite de la folie chez Ernaux dans sa thèse Représenter le double bind (1998), mais sa publication précède celle de L'occupation. L’occupation a également été adapté en film sous le titre L’Autre par Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic en 2008 et en pièce de théâtre par Pierre Pradinas en 2018.

Comme la folie, la ménopause6 est chargée d’un poids socioculturel dépassant toute définition biologique7 qui change d'une culture à une autre et d'époque en époque (Le Breton 122). Selon Daniel Delanoë, psychiatre et anthropologue français, l'importance sociale et même l'expérience physique et psychologique de la ménopause sont donc dictées par leur contexte culturel (« Les troubles psychiques » 2).8 En ce sens, la rupture romantique dans le texte fonctionne comme faire-valoir d’une autre rupture, celle avec l’ordre patriarcal, c’est-à-dire les normes sociales visant à contrôler et à encadrer le statut et la sexualité de la femme. Pour la narratrice, l’autre femme devient dès-lors la représentation de sa propre mort sexuelle, c’est- à-dire, la ménopause (ou l’état post-ménopause) qui l’oblige à confronter sa nouvelle situation à l'égard de la société. La folie dans ce texte provient de ce passage d’un statut « [d’]objet aimé » en tant que femme « désirée » à un état que la narratrice du texte décrit comme la

« néantisation » de sa personne, ce qui la force à trouver un autre moyen de se définir (50). Je vise à démontrer que le lien historique entre la femme et la folie est inséparable de la frustration provenant de sa situation inférieure et de son désarroi né de ses difficultés à se constituer en tant que sujet extérieur à tout « regard mâle ».

Enfin, dans un troisième temps, j’aborderai l’impact du rapport entre la folie, le langage et l’écriture car c’est dans la tentative de faire face à cette situation que se dévoile l’utilité de l’écriture de la folie. Je soutiens que c’est l’acte graphique qui aide la narratrice à surmonter sa crise de subjectivité ; elle trouve dans l’écriture un moyen de combattre à la fois sa dévalorisation en tant que « folle » et sa dévalorisation face au regard masculin de façon plus générale. Par contre, conclure ce chapitre ainsi serait escamoter l’incompatibilité de la folie et

6 Le terme ménopause vient des « mots grecs men, menos, 'mois, règles ou menstrues', et puis, 'cessation', ménopause signifie littéralement 'arrêt des règles' »" (Delanoë, « La question des troubles psychiques » 2).

7 La situation culturelle et historique du signifié « ménopause » est développée dans plusieurs études. Cf.

MacPherson (1981), Davis (1986), Delanoë (2001, 2004) et Diasio (2007).

8 C'est également le cas pour la folie à la fois en ce qui concerne sa définition par une société et les spécificités de sa manifestation : « The specific content of madness is often an imaginative form of fictional construct, pathological to be sure, determined by a cultural matric that informs the specific context within which neurons or hormones are programmed or that elicits whatever be the genetic determinants of madness » (Thiher 321).

du langage. Comment mettre l’écriture de la folie en corrélation directe avec le rétablissement de la subjectivité si, comme nous le dit Foucault, la folie est « l’absence d’œuvre » (Histoire de la folie 662 ; « La folie ») ?9 Certes, Foucault confère également à la folie un statut privilégié dans le sens où il estime que son écriture est capable de contester les notions métaphysiques de la subjectivité (Dow 5-6). Mais c’est la fiction, non pas l’autobiographie qui est considérée comme le domaine privilégié de la folie. En effet, imaginer qu’un texte entièrement factuel (comme l’assure Ernaux) — la plupart duquel est basé sur un langage analytique — puisse proférer en quelque sorte l’écriture d’un effondrement psychologique serait une impossibilité ontologique. Par contre, un passage à la fin de L'occupation démontre une évolution dans ce rapport. Selon mon analyse, c’est en se livrant à une écriture de l’inconscient qu’elle parvient enfin à dépasser sa dépendance aux stéréotypes de la féminité et de la femme et à trouver une forme de liberté. Ainsi s’ouvre une interrogation sur comment cette écriture lui permet une nouvelle vision sur la puissance du langage et l’acte d’écrire. En effet, Ernaux constate que sa façon de voir l’écriture — comme « la recherche d’une vérité hors de soi », « plus importante que [sa] personne » — lui est « apparu[e] » lors de l’écriture de L’occupation (L'Écriture 64).

Le rôle qu’a joué cet ouvrage dans le développement de sa pensée signale son poids dans l’édification de cette modalité d’écriture et, plus généralement, le rapport de l’auteure à la littérature.10 Ceci conduit à deux questions déterminantes : En quoi la rédaction de cet ouvrage en particulier a pu déclencher cette évolution ? Le sujet du récit, c’est-à-dire « l’occupation » psychologique, a-t-il eu un effet sur cette transformation dans la façon de voir le langage et le rapport qui s’instaure entre l’individu et l’universel ?

Afin de poursuivre cette réflexion, ce chapitre s'achèvera, dans un dernier temps, par un questionnement sur l’effet de l’écriture autofictionnel de la folie sur le rapport

9 J’aborde cette question dans l’introduction pages 31-32.

10 Pourtant, Ernaux visait déjà la transmission d’une vérité plus universelle avant la publication de L’occupation.

Dans un entretien en 1992 elle constate que son écriture a pour but de « retrouver des vérités qui ne sont pas de l’ordre simplement individuel, [...] [mais] des vérités collectives » (« 'Quelque part entre la littérature' »).

auteur·e/lecteur·ice et la possibilité de textes contemporains normalisant la folie à contribuer à l’évolution de la façon dont la société l’interprète, ce qui sera poursuivi dans les chapitres suivants. En effet, ce n’est qu’en acceptant la possibilité de voir ce texte comme appartenant au genre autofictionnel que l’on peut procéder à une compréhension du rôle joué par l’écriture de l’inconscient dans le développement de la modalité d’écriture ernausienne. Notamment, le rapport qui s’instaure entre l’auteure, la narratrice et le·la lecteur·ice à travers le texte est absolument essentiel à la manière dont Ernaux décrit son rapport à l’écriture. Elle explique

« [E]n écrivant, je me projette dans le monde […] par un travail où tout mon savoir, ma culture aussi, ma mémoire, etc., sont engagés et qui aboutit à un texte, donc aux autres » (L’Écriture 35). Ce n’est donc pas en se tournant vers l’intérieur mais à travers une distanciation de soi- même — l’extériorisation de son expérience, de ses sentiments — qu’Ernaux procède. Cette forme « transpersonnelle » de l’écriture, comme l’appelle Ernaux dans « Vers un je transpersonnel » (221),11 fait que l’histoire racontée est à la fois celle de l’individu (la narratrice-auteure) et celle d’une expérience commune dans laquelle le·a lecteur·ice est censé·e pouvoir se retrouver. C’est également pour cette raison qu’elle se méfie de la volonté de réduire l'acte d'écrire à une cure psychanalytique, le voyant comme « tout le contraire d'un "travail sur soi" » (L’Écriture 35). Dans « L'écriture de soi comme invention de l'Autre » (2012), Joël Zufferey commente cette approche, constatant que, puisque le JE désigné au sein de l’écriture ernausienne ne représente pas seulement un individu mais comporte « une portée universalisante », ce « double régime de cohérence » instaure un « dispositif qui favorise la découverte de l'autre en soi et, par là-même, sa connaissance » (144). Analysant Passion simple, texte d’Ernaux publié en 1992, il explique : « l'instance narrative recherche au cœur de son expérience amoureuse les éléments qui en constituent la topique : l'attente obsessionnelle,

11 Ernaux explique sa vision de l’écriture ainsi : « Le “Je” que j’utilise me semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de “l’autre” qu’une parole de “moi” : une forme transpersonnelle en somme. Il ne constitue pas un moyen de m’autofictionner, mais de saisir, dans mon expérience, les signes d’une réalité. » (« Vers un Je transpersonnel » 219).

la jalousie inquiète ou encore la conscience altérée du temps interviennent, par-delà l'occasion de leur épreuve, à titre d'universaux » (144). Dans le cas de L’occupation, on peut donc voir la folie comme étant un des principaux éléments constituant la topique de la rupture amoureuse et qui intervient donc, comme le dit Zufferey, « à titre d’universaux ». On ne peut alors manquer de pointer l’intérêt que pourrait avoir cette notion pour l’étude de la folie au sein de ce récit. Comme on voit dans le terme aliénation, défini comme : « troubles psychiques profonds privant un individu de ses facultés mentales » ou bien « [f]ait de devenir étranger à soi-même, de perdre l'esprit » (« Alienation »), une étrangeté de soi à soi est souvent considérée comme synonyme de folie. Dans la dernière partie de ce chapitre, je tenterai donc de répondre à la question suivante : l’écriture transpersonnelle, en brouillant la démarcation entre l’autre et le soi, faciliterait-t-elle une relation plus empathique de la part du·de la lecteur·ice, ou bien de la part de l’auteure elle-même, avec le signifiant de la folie ?

Ernaux et l’écriture de soi

La réponse à cette question s’avèrera inséparable du rapport qui s’instaure entre l’auteure et le·a lecteur·ice, une relation qui est notamment déstabilisée par cette modalité d’écriture qui part du personnel pour atteindre l’impersonnel. Comme le met en évidence Zufferey, en remettant en question « l’identité personnelle du JE », cette écriture problématise le pacte autobiographique,12 rendant ainsi possible la classification ce texte dans les rangs de l’autofiction (143-144).13 Dans cette optique, il importe tout d’abord de constater qu’Ernaux

12 Je rappelle que le pacte autobiographique exige une continuité entre auteur·e, narrateur·ice et personnage principal. Selon l’explication de Marie Darrieussecq dans « L’autofiction, un genre pas sérieux » (1996), l’autobiographie « demande que s'instaure, entre l'auteur-narrateur et le lecteur, un pacte de confiance (‘veuillez croire que’) » alors que la fiction « demande que s'instaure entre le narrateur et le lecteur un pacte romanesque (‘veuillez imaginer que’) » (376). Le rapport entre l’auteur·e du texte et le·a lecteur·ice est donc différent selon le genre et le pacte qu’il instaure. Je reviens sur ce pacte et son rapport à l’autofiction page 95.

13 Plusieurs similarités thématiques et stylistiques lient cet ouvrage — qui traite également un rapport amoureux

et L’occupation. C’est sans doute pour cette raison que, dans L’Écriture comme un couteau, Ernaux elle-même différencie des textes comme La Honte (1997), Une femme (1988), et La place (1984) d’un côté, et Passion simple (1992) et L’occupation de l’autre. Alors qu’elle qualifie les trois premiers d’« auto-socio-biographiques », les deux autres sont décrits comme des « analyses sur le mode impersonnel de passions personnelles » (L’Écriture

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