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Modes de sociabilite et entretien de l h

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Modes de sociabilité et entretien de l’habitus militant.

Militer en bandes à l’AJS-OCI dans les années 1970.

Karel YON

(article paru dans Politix, vol. 18, 70, 2005, p. 137-167)

On voudrait par cet article susciter l’intérêt pour un champ de recherche qui reste encore largement à défricher, celui de l’extrême gauche. Les développements de la sociologie de l’action collective, comme le dialogue soutenu entre histoire sociale et science politique, ont permis de dépasser l’opposition traditionnelle entre analyses sociétale et organisationnelle des partis, reformulant une problématique de recherche autour de la « construction sociale des organisations politiques »1. Dans cette voie, une étude à prétention scientifique de l’extrême gauche reste à faire, qui se tiendrait à distance des histoires d’organisation, faites par les militants pour les militants, aussi bien que de la littérature journalistique. Ces deux approches ont en commun de fournir des explications unilatérales de l’engagement, se confortant mutuellement : idéalisme spontané des indigènes qui expliquent leur militantisme par la seule conviction, tableaux folkloriques d’activistes dont les raisons d’agir sont présentées comme obscures, sectaires… L’état actuel des sciences sociales permet de produire une réflexion qui soit autre chose que la traduction de l’une ou l’autre posture en langage scientifique. Quelques rares travaux se sont récemment attelés à cette tâche2

. L’extrême gauche est certes présente dans nombre d’articles et ouvrages, mais bien souvent « en creux », confirmant un intérêt déjà souligné par Hervé Hamon et Patrick Rotman dans Génération3

,

celui d’une nébuleuse politique qui a nourri à partir des années 1960 et 70 les champs intellectuel, politique, médiatique, artistique, professionnels… ravissant partiellement au Parti communiste ce rôle de producteur d’élites « engagées ». Des fondateurs de SOS Racisme aux animateurs du mouvement altermondialiste, des promoteurs des « coordinations » de salariés aux artisans des « nouveaux mouvements sociaux » et des luttes des « sans », on retrouve des entrepreneurs de mobilisations qui, à la faveur des crises successives du « gauchisme » et de la gauche « traditionnelle », ont reconverti leur savoir-faire militant dans des organisations non étiquetées comme politiques. Si cet article se veut une invitation à « remonter » jusqu’aux organisations elles-mêmes, c’est parce que le mode d’engagement total,qui est au fondement de l’enrôlement comme « révolutionnaire », en façonnant les dispositions des agents, leur représentation du monde comme leurs répertoires d’action, a selon nous marqué durablement les agents qui ont habité ces organisations. Effet d’hysteresis d’autant plus probable pour les troupes militantes qui ont fait « l’âge d’or » du gauchisme, des années 60 aux années 70 : elles se composaient pour l’essentiel de jeunes dont l’engagement à l’extrême gauche représentait bien souvent la première expérience de l’action collective.

Cet article découle ainsi d’une recherche sur la trajectoire collective d’un groupe militant,

Convergence(s) Socialiste(s), passé du Parti Communiste Internationaliste au Parti socialiste au milieu des années 19804

, dont le délitement rapide posait question. Si les démissionnaires de 1986

1 SAWICKI (F.), Les réseaux du Parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997, p. 5-34. 2

On pense notamment aux réflexions de Gérard MAUGER, « Gauchisme, contre-culture et néo-libéralisme : pour une histoire de la « génération de mai 68 » », in CHEVALLIER (J.), dir., L’identité politique, Paris, PUF, 1994, p. 206-226, ainsi qu’aux ouvrages de Philippe GOTTRAUX, « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Payot, 1997, et Isabelle SOMMIER, La violence politique et son deuil. L’après 68 en France et en Italie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998.

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HAMON (H.), ROTMAN (P.), Génération, t. 1, Paris, Seuil, 1987 ; t. 2, Paris, Seuil, 1988.

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exprimaient leur soulagement d’avoir quitté une « maison de fous », ils n’y avaient pas moins milité pendant de longues années. Comme le précise Le Monde du 18 avril 1986 : « Les dirigeants, qui représentent toutes les strates historiques des composantes étudiante et enseignante du PCI, ont de 6 à 18 ans de militantisme »5

. Hormis la reconversion « indissociablement idéologique et professionnelle »6

de quelques agents au sein du Parti socialiste, Jean-Christophe Cambadélis en tête, la plupart des quelques centaines de militants n’ont pu ou su s’adapter à leur nouvelle organisation. Cette expérience collective s’est ainsi conclue de diverses manières : par des défections rapides et nombreuses, quelques retours vers l’extrême gauche, un « repli » sur le syndicalisme, une reconversion des compétences militantes acquises dans d’autres entreprises de mobilisation, notamment associatives, ou dans le monde professionnel, comme le journalisme ou la communication… Derrière ces évolutions discordantes, on pouvait déceler un opérateur commun, la prégnance d’un habitus militant forgé dans la décennie 70, qui permettait d’expliquer le rejet du PS par une incapacité à ajuster les attentes et les façons de militer à celles en vigueur dans l’institution socialiste : trop d’électoralisme, pas assez d’action ni de discussions politiques « profondes », un besoin de se retrouver entre « anciens » de l’OCI… Un sentiment résumé par cette formule : « quand on a touché à l’héroïne on peut pas fumer de la cigarette avec trois filtres »7. C’est un retour sur cette période que propose cet article, en montrant comment, avant le malaise, se sont écoulées nombre d’années de « bonheur » militant8

, celles de la décennie 70, période de floraison des groupes « gauchistes ». En nous penchant sur des moments saillants, des lieux et des pratiques qui ont fixé le cadre de l’attachement de ces militants à l’institution lambertiste, il s’agira de rendre sensibles le plaisir et la fierté qu’ont eus nombre de jeunes à être, au lendemain de mai 68, non seulement des révolutionnaires, mais surtout des militants trotskystes au sein de l’AJS-OCI

Faire de l’extrême gauche un objet d’étude légitime suppose d’adopter une démarche réinscrivant celle-ci dans le monde politique et, plus largement, dans le monde social. Ce qui implique de rompre avec les visions aussi bien indigènes que « légitimistes »9 qui, chacune à leur manière, ont intérêt à en faire un monde « à part ». Il importe pour cela de comprendre comment ces militants

vivent leur engagement, communément perçu et appréhendé comme extrêmement politique, en « réencastrant » les motivations expressément idéologiques, spontanément avancées comme raisons d’agir par les militants eux-mêmes, dans un ensemble de pratiques et d’habitudes qui les soutiennent et leur donnent chair : en premier lieu les sociabilités, mais aussi le rapport au corps, au langage, ou les façons de se vêtir… C’est pourquoi nous proposerons d’aborder notre objet en articulant des outils théoriques qui permettent selon nous de répondre à ce souci : d’une part, en considérant les organisations comme des institutions ; d’autre part, en replaçant organisation et militants dans des espaces concurrentiels, matériels et symboliques, au sein desquels tant leur existence que la difficulté à en rendre compte « scientifiquement » prennent sens.

L’engagement comme prise de rôle

Participant d’une réflexion sur la construction sociale des organisations, la notion d’institution, en rejetant toute appréhension des partis politiques comme entités réifiées, permet de dépasser la fausse opposition entre les individus et les structures : si l’institution lambertiste est objectivée sous la forme de statuts, locaux, sigles, publications… elle ne vit qu’à travers les agents qui, en endossant un rôle, celui d’adhérent, de militant, de permanent du parti, et plus largement celui de « révolutionnaire », incarnent l’organisation10. Plus largement, la notion d’institution, entendue

5 « Crise chez les trotskistes du PCI. « Kostas » et « Saïgon » contre la ligne « Bonaparte » », Le Monde, 18 avr. 1986, p. 12. 6

Cf. JUHEM (P.), « Entreprendre en politique de l’extrême gauche au PS : la professionnalisation politique des fondateurs de SOS-Racisme », Revue Française de Science Politique, 51 (1-2), 2001, p. 132.

7

Entretien avec Benjamin Stora, juin 2001.

8

LAGROYE (J.), SIMEANT (J.), « Gouvernement des humains et légitimation des institutions », in FAVRE (P.), HAYWARD (J.), SCHEMEIL (Y.), dir., Etre gouverné. Études en l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 53-71.

9 GRIGNON (C.), PASSERON (J.-C.),

Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature,Paris, Gallimard, 1989.

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comme un système de positions et de rôles et attentes afférents à celles-ci, permet d’appréhender une « mouvance » politique dans sa globalité, dans la mesure où le « lambertisme » est moins un sigle qu’un emboîtement d’organisations : « le » parti OCI, l’AJS, l’UNEF-US… Considérer l’engagement comme prise de rôle implique d’accorder toute son importance aux conditions dans lesquelles s’opère la socialisation des militants à l’institution : loin de n’être qu’une simple exposition aux thèses de l’organisation, la diffusion des pratiques militantes s’opère de multiples manières, des plus formelles (la transmission de l’histoire de l’institution, de son idéologie, de ses façons de militer par la « formation ») aux plus insensibles (la fréquentation assidue des « camarades » qui favorise l’incorporation des façons d’être, de parler, par imprégnation).

Pour saisir dans sa complexité la façon dont des jeunes ont pu s’investir et militer durablement dans une organisation, il faut donc s’intéresser aux formes de la sociabilité militante qui constituent le soubassement de l’identité politique11 : « l’expérience quotidienne des militants – leur socialisation institutionnelle, si l’on préfère – leur offre à la fois l’occasion de vérifier que leurs motivations initiales sont légitimes et reconnues, et de découvrir que leur appartenance au groupe est la source de plaisirs qu’ils n’avaient pas anticipés. À l’ajustement aux pratiques de l’institution des attentes inscrites dans leur habitus personnel, s’ajoute ainsi l’apprentissage des possibilités de bonheur que celle-ci leur offre. »12 Ainsi, l’activation et/ou l’acquisition des dispositions nécessaires, la socialisation à l’institution qui modèle un habitus militant spécifique, la docilité des agents dans leur prise de rôle, sont autant d’aspects d’un même processus dont la condition de possibilité est justement la sociabilité, entendue non pas comme la disposition d’un individu à la vie collective mais comme ce phénomène collectif en soi. Ce qu’on pourrait résumer comme les façons d’être ensemble et d’aimer être ensemble ou, pour parler davantage en sociologue, le processus d’entretien et d’actualisation de l’habitus et de l’illusio militantes. L’accent étant mis dès lors, non sur la « réalisation de soi »13

, mais sur les pratiques collectives qui président à celle-ci. La sociabilité ne serait donc rien d’autre que l’institution en actes, le processus de socialisation à l’institution du point de vue des « sentiments » indissociablement collectifs et individuels d’appartenance qu’elle suscite chez les agents investis dans ce processus.

En choisissant de parler d’un habitus militant et non d’un habitus social, nous reprenons la proposition de Bernard Lahire de considérer la théorie des champs comme une théorie régionale du monde social, n’épuisant pas l’analyse de la réalité14

. C’est l’incorporation d’un habitus militant spécifique, « système de dispositions durables et transposables »15

, qui permet d’habiter l’institution lambertiste : les pratiques politiques des militants trouvent leur principe d’unité, y compris dans leurs apparentes contradictions, dans la référence aux rôles militants tels que définis dans l’institution lambertiste. C’est principalement dans les cours d’action perçus par ces militants comme des échanges politiques que ces dispositions sont activées, mais certaines le sont bien entendu dans d’autres cours d’action, dans d’autres champs. Surtout, les dispositions unifiées dans l’habitus lambertiste sont pour partie des dispositions préexistant dans d’autres univers sociaux et reconverties dans le champ politique. Pour reprendre la distinction de Giddens16

, la notion d’habitus militant permet de tenir ensemble ce qui constitue la conscience pratique des militants lambertistes, l’impensé de leurs comportements, les réflexes incorporés dans la socialisation à l’institution, et leur conscience discursive, entendue comme leur capacité à s’expliquer et exprimer leurs actes et leurs objectifs à l’aide d’une culture partisane. Le choix d’une telle approche nous conduit donc à donner toute son importance à l’idéologie, dans la mesure où les agents lui accordent de l’importance. L’étude des organisations d’extrême gauche, en particulier celles de filiation trotskyste (dont la raison d’être repose en partie sur une proclamation de fidélité aux principes – aux

« l’institutionnalisme sociologique », voir LAGROYE (J.), FRANCOIS (B.), SAWICKI (F.), Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po/Dalloz, 2002, p. 140-146.

11

Cf.Politix, « Fréquentations militantes », 63, 2003.

12

LAGROYE, SIMÉANT, art. cit., p. 55.

13

Id., p. 56.

14 LAHIRE (B.), L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, 271 p. 15

BOURDIEU (P.), Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 88.

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textes – marxistes et léninistes face à leur appauvrissement stalinien), doit en effet consacrer une place centrale aux joutes idéologiques qui traversent et opposent ces organisations. L’idéologie constitue en outre l’opérateur grâce auquel l’identification au rôle de « révolutionnaire professionnel » procure une identité totale. Il ne s’agit évidemment pas de considérer l’idéologie comme un moteur des comportements, mais comme un cadre d’interprétation et d’expérience, une « grammaire de l’action militante »17

permettant aux agents d’évoluer avec assurance dans un contexte social. La nécessité de la justification idéologique des comportements, l’importance accordée à la fidélité à des valeurs et des préceptes consignés dans des textes, la nécessité même de justifier des ruptures politiques au nom d’une continuité idéologique, nous montrent à quel point la « politique » signifie pour ces militants, beaucoup plus que pour d’autres, conformation à une idéologie.

De la sociologie des cultures populaires à la sociologie des cultures politiques marginales

Cette acception idéologique de la politique s’inscrit dans une lutte pour la qualification de cette activité. Elle nous rappelle que l’institution lambertiste est investie dans le sous-champ de l’extrême gauche18, lui-même en position dominée au sein du champ politique : la définition dominante de « l’autorité politique légitime »19, les pratiques légitimes permettant d’y accéder (accumulation des suffrages pour la conquête des postes électifs au sein d’institutions de la démocratie représentative) sont contestés par les organisations d’extrême gauche qui prônent la conquête du pouvoir par le renversement des institutions, une révolution politique et sociale, et définissent la conformité idéologique comme un critère légitime de légitimation des pratiques politiques. C’est donc comme une contribution à l’étude des cultures politiques dominées, ou marginales, qu’on pourra également juger ce travail : la sociologie des cultures populaires20

offre des outils particulièrement précieux pour analyser les objets politiques illégitimes, pour comprendre comment peuvent se développer, à contre-courant des valeurs dominantes (voire des valeurs dominantes chez les dominés), des cultures d’institution indissociablement autonomes dans leur organisation symbolique et hétéronomes dans leur entretien dans et par l’adversité. On ne peut pas comprendre la concurrence qui traverse le sous-champ politique de l’extrême gauche en dehors des luttes d’influence et des enjeux qui traversent aussi bien le champ politique que la société dans son entier. Cet éclairage nous permet de comprendre comment l’OCI, qui occupe au lendemain de mai 68 une position assez marginale au sein de l’extrême gauche (dominée par la JCR d’un côté, les groupes maoïstes de l’autre), va progressivement conquérir une position de premier plan, jusqu’à devenir la force dominante à la fin des années 1970. Cette reconfiguration du champ est d’ailleurs indispensable à la compréhension des conditions de l’incorporation des rôles militants, en tant qu’elle procure aux agents une sensation de montée en puissance, parallèle à celle du Parti socialiste dans le cadre de l’Union de la gauche.

Le recours à la sociologie des cultures populaires paraît en outre d’autant plus utile que les organisations du champ politique radical entretiennent un rapport particulier avec la culture ouvrière. Dans les années 1970, c’est vis-à-vis du Parti communiste, qui est encore dominant dans ce champ, qu’elles ont à se définir21. Celui-ci a su développer à partir des sociabilités populaires une culture politique spécifique, dont « l’ouvriérisme » constitue un trait essentiel22. Comme

appropriation politique de la culture ouvrière, l’ouvriérisme est soumis à la tension entre, d’une part, la transposition des valeurs et des comportements ordinaires des classes populaires dans un cadre politique et, d’autre part, la réinterprétation ou l’invention de tels usages par des agents –

17

En s’inspirant de l’approche de Daniel CEFAÏ, « Expérience, culture et politique », in CEFAÏ (D.), dir., Cultures politiques, Paris, PUF, 2001, p. 93-116.

18

Que P. GOTTRAUX nomme « champ politique radical », op. cit., p. 12.

19

PÉCHU (C.), « Les générations militantes à Droit au Logement », RFSP, 51 (1-2), 2001, p. 77.

20

Cf. HOGGART (R.), La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, éd. de Minuit, 1970 (1ère éd. 1957) ; GRIGNON (C.), PASSERON (J-C.),

op. cit.

21 GOTTRAUX (P.), op. cit. 22

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notamment des intellectuels – supérieurement dotés en capitaux sociaux et culturels. La légitimité ouvrière, réelle ou feinte, représente dès lors une ressource de premier ordre et sous-tend l’univers symbolique des cultures révolutionnaires. Les recouvrements imparfaits de ces trois registres d’interprétation du monde, culture populaire, ouvriérisme et culture révolutionnaire, fournissent ainsi dans leurs diverses configurations possibles une clé importante pour la compréhension des dynamiques de politisation, entendue ici dans le double sens de socialisation à la politique et de qualification politique des objets ou des comportements. Le statut de « dominés parmi les dominés » qui est assigné aux militants lambertistes au début des années 1970 renvoie ainsi aux usages de l’ouvriérisme propres à leur organisation qui, sur un registre proche de celui du PCF, dénie tout sens politique à des objets et des pratiques étiquetés comme tels par les « gauchistes ».

Ce travail s’appuie sur une vingtaine d’entretiens, menés auprès d’anciens militants lambertistes, nés entre 1950 et 1963, qui ont débuté leur carrière militante entre 1967 et 1980. Ils étaient alors lycéens ou étudiants. La plupart d’entre eux furent des dirigeants de premier plan des secteurs étudiant et lycéen de l’OCI dans les années 1970, et donc souvent, par la même occasion, militants dans la région parisienne23. Parmi nos enquêtés, quelques-uns ont aujourd’hui acquis ou renforcé une visibilité sociale qui avait pour partie contribué au détachement de l’institution lambertiste – en premier lieu, Jean-Christophe Cambadélis et Benjamin Stora. D’autres occupent des positions sociales prestigieuses, notamment dans les métiers de la presse et de la communication, mais restent méconnus comme militants trotskystes. Certains, enfin, ont restitué leur passé à partir d’un point de vue de militant – ou d’« ex » – resté obscur. S’il y a des reconstructions du passé différentes selon les positions actuelles – notamment dans le rapport au personnage de J.-C. Cambadélis – on a travaillé dans cet article sur les souvenirs partagés par les interrogés. Les autres sources utilisées dans ce travail sont assez éparses. Il s’agit avant tout des productions écrites, surtout publiques, de la mouvance lambertiste (presse, brochures…). L’AJS-OCI a bénéficié d’une faible couverture médiatique dans la mesure où ses dirigeants récusaient toute démarche promotionnelle envers la presse. Enfin, nous avons utilisé des témoignages biographiques récents24

. L’exploitation de ce matériau s’organisera en trois temps. Dans un premier temps, il s’agira de restituer les conditions du développement de l’institution lambertiste dans la jeunesse scolarisée au lendemain de mai 68, marquées par une soudaine délégitimation de l’OCI vis-à-vis des autres groupes militants. Partant de ce contexte, on s’attachera ensuite à décrire les formes de sociabilité qui s’expriment à travers les « usages juvéniles » de l’institution lambertiste : assimilant à leur manière l’ouvriérisme de l’institution et soumis à une forte contrainte de justification idéologique, ils produisent un « style de militantisme » qui dénote dans le milieu de l’extrême gauche étudiante et lycéenne des années 70. On verra dans une dernière partie que cette « silhouette particulière »25 de l’institution lambertiste, fascinante et sulfureuse aux yeux des observateurs journalistiques comme des autres militants, n’est rien d’autre que le résultat de l’inscription de ses militants dans des univers sociaux a priori

antagoniques. C’est cette inscription paradoxale qui permet de saisir en outre comment, d’une position extrêmement marginale dans le champ politique radical au lendemain de mai 68, l’institution lambertiste va conquérir une position dominante dans la seconde moitié des années 70.

23

Ce travail n’a pas la prétention de restituer la « vérité » de l’engagement lambertiste, dans la mesure où il y a autant de vérités que d’usages de l’institution. Il faut le considérer comme une contribution localisée à l’étude d’un style de militantisme, tout en reconnaissant cependant que les interrogés ont, de par leur position de dirigeants d’une organisation petite et très centralisée, activement contribué à façonner ce style.

24 CAMBADELIS (J.-C.), Le chuchotement de la vérité, Paris, Plon, 2000 ; CAMPINCHI (P.), Les lambertistes. Un courant

trotskiste français, Paris, Balland, 2000 ; STORA (B.), La dernière génération d’octobre, Paris, Stock, 2003. S’il ne relève pas de l’autobiographie, l’ouvrage mal-nommé de C. BOURSEILLER Cet étrange Monsieur Blondel. Enquête sur le syndicat Force ouvrière (Paris, Bartillat, 1997) fut en réalité la première tentative d’analyse du courant lambertiste. Son optique largement « sensationnaliste » en fait cependant une source qui demande encore plus que les autres à être recoupée…

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Les enfants illégitimes de mai 68

Mai 68 provoque en France une reconfiguration profonde du champ politique radical : la jeunesse scolarisée n’y apparaît plus seulement comme un « vivier » privilégié de recrutement, mais comme une nouvelle force sociale pouvant jouer un rôle dans un processus révolutionnaire. Alors même que l’OCI apparaissait comme le seul « vrai » parti d’extrême gauche à la veille de mai 68 (en excluant évidemment le PCF de cet ensemble), elle va se retrouver isolée dans ce champ, sans pour autant en être exclue, dans la mesure où elle dispose de ressources « ouvrières » enviées par les autres organisations.

La nouvelle jeunesse de la Révolution

Du mai français au printemps de Prague, en passant par la contestation des Jeux olympiques de Mexico, l’année 1968 représente un tournant politique important. En France, ces événements ont pour conséquence d’orienter durablement les préférences politiques d’une fraction significative de la jeunesse, particulièrement de la jeunesse scolarisée, cristallisant une évolution en cours depuis les années 50 : un positionnement résolu à gauche, voire à l’extrême gauche, et particulièrement critique à l’égard du PCF. Mai 68 a actualisé le contenu de l’idée de révolution, conduisant l’OCI à considérer que celle-ci est dorénavant « imminente ». L’engagement à l’extrême gauche devient ainsi un « style de vie » possible, une « façon de vivre sa jeunesse »26. Les propriétés sociales des jeunes scolarisés facilitent l’identification au rôle de révolutionnaire professionnel, militant à plein temps propre au modèle léniniste du parti d’avant-garde. L’inscription dans une destinée collective telle que l’explosion révolutionnaire accompagne la conquête d’un statut indépendant à l’égard d’autres attaches institutionnelles, en particulier la famille, le milieu social d’origine, voire l’institution scolaire. Pour les plus militants, l’engagement peut être conforté par l’obtention d’un statut de permanent, politique ou syndical, rémunéré. Quelques uns des interrogés, sans être nécessairement issus de milieux favorisés autorisant une certaine distance aux investissements scolaires, ont ainsi passé de nombreuses années à l’Université sans obtenir aucun diplôme.

On situe en général la fin de la flambée gauchiste aux années 73-74, avec la dissolution de la Ligue Communiste et l’auto-dissolution de la Gauche prolétarienne. Il s’agit avant tout de la fin de l’omniprésence des groupes d’extrême gauche sur la scène publique. Là d’où est partie l’étincelle, sur les campus, « l’extrême gauche » reste la nébuleuse politique la plus active et visible et les raisons d’y militer perdurent : les événements politiques internationaux qui rythment la décennie 70 (de l’expérience chilienne au combat de Solidarité en Pologne, en passant par la « révolution des œillets ») entrent en résonance avec le cadrage « révolutionnaire » de la période que diffusent ces organisations. Ce caractère tangible d’une révolution « à portée de main » constitue l’arrière-fond du militantisme lambertiste pendant toute la décennie 70, justifiant une totale remise de soi à l’institution :

« [C’était] un militantisme acharné, hein on va dire, c'est-à-dire d’une occupation, totale, on vivait, travaillait pour le parti. On militait, du matin 8h même si on était dans le syndicat, on était du matin 8h jusqu’au dimanche soir 23h […]. C’était un enfermement dans une organisation politique voulu et assumé. […] Quand on nous disait la révolution elle est imminente, on pensait au Portugal on disait oui, l’imminence de la révolution est là, et donc l’imminence de la révolution elle demande pas des petits-bourgeois mais des gens qui, et donc on était des militants, capables de, revenir de vacances parce que, il y avait des nécessités politiques. » (X., entré à l’AJS à 19 ans, étudiant, en 1970)

« Moi en 78 j’étais absolument persuadé que la révolution allait avoir lieu, mais persuadé, physiquement

26

Pour une analyse de la configuration politique et sociale propice à la valorisation de l’engagement à l’extrême-gauche, en particulier dans une jeunesse profondément transformée par les effets de la massification scolaire et du déclassement social qui en est le corollaire, voir : MAUGER (G.), « Gauchisme, contre-culture et néo-libéralisme… », art. cit. ; JUHEM (P.), SOS-Racisme, histoire d’une mobilisation « apolitique ». Contribution à une analyse des représentations politiques après 1981, Thèse pour le doctorat de science politique, Université Paris 10, 1998 ; sur la résurgence du « mythe révolutionnaire », voir SOMMIER (I.), op. cit.

Pour une histoire de certains des groupes gauchistes qui se développent à cette période, voir HAMON (H.), ROTMAN (P.),

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persuadé. C’est un sentiment… formidable. » (G., AJS à 19 ans, étudiant, 1976)

« J’étais un « révolutionnaire professionnel » pendant 5 ans, donc c’était ma vie quoi. » (L., OCI à 21 ans, étudiant, 1979)

L’enrôlement dans l’adversité

Si mai 68 a marqué l’entrée en scène du « gauchisme » pris dans sa globalité, la reconnaissance est moins nette pour l’OCI. Alors que celle-ci est, avant 1968, la principale organisation d’extrême gauche, et malgré la création, en septembre 1968, de l’Alliance des Jeunes pour le Socialisme27, l’institution lambertiste est marginalisée, surtout là où la concurrence au sein du champ politique radical est la plus rude (universités et lycées de Paris et sa banlieue). Les autres groupes révolutionnaires lui dénient en effet toute légitimité : le refus des lambertistes de participer à la nuit des barricades du 10 au 11 mai 68, moment vécu comme décisif dans le déclenchement de la mobilisation par beaucoup de militants, mais considéré comme de « l’aventurisme gauchiste » par les lambertistes, vaut trahison aux yeux des autres militants. Ce qui n’empêche pas l’AJS-OCI de profiter de cette vogue révolutionnaire : les jeunes qui s’engagent sont en effet souvent bien plus choisis par une organisation qu’ils la choisissent eux-mêmes, en fonction des contraintes de localisation des groupes militants, des réseaux d’interconnaissances et des premiers échanges décisifs. La conviction du « bon choix » peut ensuite se construire dans la consolidation de l’habitus

militant, par l’ajustement dispositionnel des agents aux attentes de l’institution, à travers l’expérience de la sociabilité « entre camarades », l’identification au groupe et « l’étiquetage » par les militants des groupes concurrents.

Ce contexte éclaire les conditions particulières de développement de l’institution lambertiste, fortement transformée après 68 par la socialisation des jeunes militants à un sentiment exacerbé d’adversité, rendant d’autant plus indispensable l’intériorisation d’une discipline rigoureuse. C’est cette logique de « citadelle assiégée », assez proche de la situation que pouvaient connaître, à la même époque, les militants communistes en milieu étudiant, qu’exprime encore Jean-Christophe Cambadélis en 1984 :

« Nous avons ainsi réalisé le tour de force de coaliser toutes les forces petites-bourgeoises, gauchistes (qui couraient après la révolution au Quartier latin) contre nous. […] Petit problème, en vérité, que cette erreur, sauf pour ceux qui ont dû l’assumer sur le terrain pendant 6 ans, afin de construire coûte que coûte l’organisation. Pour préserver le parti, il a fallu se mettre au carré, jusque dans la caricature, trouvant la voie des masses particulièrement dans la jeunesse avec une certaine difficulté. Ce qui devait être fait le fut par la génération qui encadre aujourd’hui le parti. Le PCI a surmonté cette épreuve et forgé un encadrement solide. Mais combien de camarades ont craqué, ou ont été rebutés, combien d’années perdues, combien de discussions ont dû attendre… »28

La majeure partie de l’activité lambertiste résidera dès lors toujours plus dans la préparation d’initiatives propres : grands rassemblements, nationaux ou internationaux, campagnes de pétition, souscriptions… Des prouesses d’organisation, comme le rassemblement de 8000 jeunes par l’AJS au Bourget en février 1970, ou le meeting international d’Essen en Allemagne, l’année suivante, qui permettent aux militants lambertistes de s’assurer que leurs choix tactiques originels ne les ont pas isolés :

« L’été suivant, en 1971, ce fut la grande « bataille d’Essen ». […] Le mot d’ordre central de ce rassemblement était simple : « Pour une Internationale révolutionnaire de la jeunesse (IRJ) ». D’avril à juillet 1971, nous nous sommes activés à la fac pour récolter de l’argent et convaincre des étudiants de nous accompagner à Essen. Notre objectif était de « remplir un car » d’étudiants. Finalement, quand nous sommes partis dans ce fameux car, nous avons été gagnés par cette mélancolie qui envahit le cœur de jeunes gens après

27

Dans la tradition des organisations de jeunesse du mouvement ouvrier, l’AJS est ouverte à tous les jeunes qui veulent lutter « aux côtés » de l’OCI sans pour autant adhérer à son programme. A contrario, l’adhésion à l’OCI implique un long processus d’enrôlement, matérialisé par une mise à l’épreuve militante dans un « Groupe d’Études Révolutionnaires », long de plusieurs mois, qui précède la cooptation au sein du parti.

28

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une journée heureuse : les objectifs étaient atteints, le bus était plein. »29

Un capital ouvrier inestimable

Si les agents incorporent, dans le processus de socialisation à l’institution, des principes de division du monde politique qui fixent des frontières rigides entre leur organisation et « l’extérieur », ils intègrent en même temps des règles d’action qui valorisent la construction de structures plus larges, signes d’un enracinement dans la classe ouvrière ou dans la jeunesse. Le parti révolutionnaire n’organise en effet qu’une frange de militants censés être les plus conscients dans leur milieu. L’investissement dans les élections est relatif, l’activité politique à une large échelle (vente du journal de l’OCI, Informations Ouvrières ou de l’AJS, Jeune Révolutionnaire,campagnes de pétitions…), même si elle occupe une place centrale dans la routine militante lambertiste, est limitée, relativement aux grands partis que sont le PCF et le PS. Le travail « vers les larges masses » se fait surtout par la médiation des syndicats. Cet investissement prioritaire dans les structures « traditionnelles » (CGT, CGT-FO, FEN) est lié aux positions initiales des agents qui ont développé l’institution lambertiste :

« Il y a une réalité : c’est que la spécificité de l’OCI elle est fondée sur cette histoire de Lambert qui venait du syndicalisme ouvrier, pour qui l’essence même de la marche à la révolution c’était le petit pas en avant vers la révolution, quand il reprend sans cesse Lénine « un petit pas en avant vaut mieux que 1000 programmes », et donc il est plus socialiste-révolutionnaire… enfin syndicaliste révolutionnaire que révolutionnaire tout court. »

(M., AJS à 17 ans, lycéen, 1971)

La scission de la section française de la Quatrième Internationale, en 1952, à l’origine de l’opposition entre la LCR et l’OCI, s’est en partie jouée sur les modalités pratiques d’intervention des militants trotskystes, notamment syndicales. Tandis que certains (appelés « pablistes » par leurs opposants) préconisaient un travail prioritaire en direction des militants communistes, au vu de la position hégémonique du PCF dans le mouvement ouvrier (d’où la tactique « entriste » au sein du mouvement communiste, qui donnera naissance à la JCR en 1966), la majorité des militants, parmi lesquels se trouvait Lambert, les accusait de « capitulation devant le stalinisme » et défendait le maintien d’une intervention publique des trotskystes en direction de tous les militants ouvriers. Cette intervention s’appuyait en particulier sur le travail syndical de la « commission ouvrière », les militants trotskystes animant un bulletin intersyndical prônant la réunification entre CGT et FO30

. Cette valorisation du syndicalisme, lieu de la prise de conscience élémentaire par les travailleurs de leur existence comme classe, a pour conséquence d’entretenir un ouvriérisme très prégnant dans l’institution, comme en témoigne C. qui décrit l’ambiance à Nantes, ville emblématique de l’implantation lambertiste en milieu ouvrier, au milieu des années 70 :

« Une méfiance pour tout ce qui était la partie enseignante étudiante de cette organisation, surtout de la part de la partie ouvriers, employés, une omnipotence de la section, de l’UD Force ouvrière, qui était la référence absolue dans toutes les discussions. »31

Si l’atmosphère est hostile à l’AJS-OCI dans la jeunesse scolarisée, il ne faut donc pas oublier que l’institution possède d’autres ressources liées à son implantation « ouvrière », particulièrement valorisée dans un champ politique radical occupé avant tout à contester au PCF sa position hégémonique dans les usines et les quartiers. C’est en effet d’une usine où militent des syndicalistes membres de l’OCI, Sud Aviation à Nantes, que démarre la première grève avec occupation le 14 mai 68. Armés de la conviction d’être les seuls membres d’une organisation vraiment ouvrière, les militants lambertiste tiennent tête aux autres militants jeunes qu’ils considèrent comme des « petits bourgeois ». Cet ouvriérisme s’exprime dans les façons de parler, souvent marquées par un accent gouailleur caractéristique de la langue populaire. Il explique aussi l’investissement des jeunes lambertistes dans la construction de l’UNEF, représentation traditionnelle des étudiants : à la

29

STORA (B.), op. cit., p. 98.

30

Cf. LEQUENNE (M.) - un des protagonistes de la scission -, « Notes sur notre histoire - II. La grande scission », Critique communiste, 149, 1997, p. 71; pour la version « officielle » de cette histoire du point de vue de l’institution lambertiste, cf. Quelques enseignements de notre histoire, Paris, SELIO, 1979 (1ère

éd.1970).

(9)

différence des autres groupes gauchistes, dont l’extériorité contrainte au monde salarié les conduit à rejeter plus ou moins radicalement les organisations traditionnelles au nom du « basisme » ou du « populisme »32, les militants lambertistes considèrent celles-ci comme la médiation naturelle assurant leur rattachement au mouvement ouvrier.

Usages juvéniles de l’ouvriérisme

Si l’on a souhaité mettre l’accent sur ces années de gloire du gauchisme, c’est parce qu’elles vont marquer profondément les conditions de socialisation à l’institution lambertiste pour les jeunes militants, faisant du sentiment d’adversité – qui implique distanciation et confrontation – à l’égard des autres organisations révolutionnaires un principe fondamental de l’enrôlement lambertiste. Ce sentiment d’adversité se nourrit de la distinction que confère l’ouvriérisme lambertiste auquel les jeunes, exposés à celui-ci par la fréquentation et l’écoute des militants établis professionnellement, vont donner un contenu spécifique. Cette appropriation juvénile de l’ouvriérisme se traduit ainsi par un usage ludique de la violence, cultivée par un mode de vie « en bandes ». Cet ouvriérisme est plus largement le moteur d’une logique permanente de démarcation à l’égard du gauchisme, au nom de la « normalité », qui s’illustre dans les fréquentations, les loisirs, la présentation de soi, et plus largement la gestion politique d’un « ordinaire » auquel est dénié un caractère politique.

Imposer le respect

La violence est dans les années 1970, au sein de l’extrême gauche, un trait caractéristique du retour à une pratique révolutionnaire authentique33

. L’agitation sur les campus se traduit fréquemment par des échauffourées violentes. Pour plusieurs interrogés, les activités de service d’ordre semblent avoir été un des déterminants de leur investissement dans l’institution lambertiste : « Il y avait une intégration [par le GER] qui était très longue, qui d’ailleurs ne me plaisait qu’à moitié, en plus c’était assez rigolo parce que moi je faisais beaucoup de sport, j’étais ceinture noire de judo tout ça, on se battait beaucoup, moi c’était ça qui m’amusait. En fait, aller en cellule ou diffuser Informations ouvrières ou

Jeune révolutionnaire parce que c’était le journal, tout ça c’était pas… bon. » (G.)

« Moi je faisais du karaté, je faisais des sports de combat depuis longtemps… je ne vois pas trop de différences idéologiques mais, pour moi, quitte à être trotskyste je préfère donner les coups que les prendre, voilà. » (E., AJS à 17 ans, lycéen, 1970)

La violence considérée dans son aspect ludique contribue ainsi à attacher des jeunes à l’institution. L’enrôlement dans l’institution peut même apparaître comme un moyen de canaliser des dispositions qui seraient autrement considérées comme déviantes. Un interrogé parle ainsi des pratiques de « récupération prolétarienne » pour qualifier l’organisation de vols, notamment de matériel reprographique dans les universités. Le sport comme la violence (alliés dans l’entraînement aux sports de combat) apparaissent ainsi, investis d’un sens politique, comme une voie d’entrée possible dans la carrière militante à une époque et dans un milieu où l’engagement est particulièrement valorisé. La performance physique peut même figurer comme une modalité complémentaire – ou alternative pour ceux ne maîtrisant pas d’autres registres – d’affirmation de l’excellence politique :

« C’était l’aventure tu vois t’avais un aspect… en plus moi je m’occupais du SO, des trucs un peu, des coups tordus qu’il pouvait y avoir à droite à gauche […] j’étais dans ces trucs-là donc tu vois il y avait un côté aventurier et puis même inconscient tu vois du rapport à l’Etat. […] J’étais plutôt voyou tu vois, c’est la politique qui m’a structuré la tête. » (E.)

« Moi je crois que ça a été une chance pour un certain nombre d’entre nous. On a été […] avec un certain nombre d’autres dans ce qu’on appelait le groupe central du service d’ordre de l’OCI, version étudiante, bon, c’est pas un hasard, d’accord ?.. Ca a été une façon pour nous je pense de tenter de nous intégrer dans cette société, et puis, bon, de positiver peut-être des tendances qui n’étaient pas forcément, comment dirais-je,

32

SOMMIER, op. cit., p. 115-130.

(10)

facilement positivables dans le monde normal. […] On pouvait vraiment s’exprimer. Ca paraît paradoxal de dire ça, mais c’était… oui il y avait ça, je crois, il y avait ceux qui s’exprimaient très physiquement, d’autres qui, bon, etc., etc. » (Y., OCI à 19 ans, étudiant, 1978)

« C’était très amusant en fait euh, de taper en permanence les militants de l’UEC […] oui on avait le mythe du service d’ordre tout puissant, à qui personne ne peut résister, surtout pas le service d’ordre du PC et de la CGT. Cette volonté de confrontation permanente, se trouver en permanence, de toutes façons, on était toujours,

on est toujours le plus fort, y compris physiquement. [Q - Et le service d’ordre était mixte ?] Ah non, non. [elle éclate de rire] » (B., AJS à 21 ans, étudiante, 1970)

Connue et acceptée de tous, hommes et femmes, la violence reste un attribut essentiellement masculin, même si chaque militant apprend à ne pas craindre les coups. À travers ces traits, dans la valorisation du courage, de la virilité et de la force physique, du sens du défi, mais aussi dans l’ambiance de camaraderie, la pratique répandue de la drague, l’usage fréquent chez les interrogés d’expressions comme « nanas », « enculés », ou l’évocation des « bons moments » de cette période, dans la formulation même des affrontements avec l’UEC en termes d’activités ludiques (S. utilise l’expression « se faire un stal »), on retrouve autant de caractéristiques que Gérard Mauger analyse comme étant les attributs, dans les milieux populaires, du style de vie déviant des bandes34 :

« On vivait en bande. […] On était trente, quarante… c’était le matin, midi et soir quoi, voire la nuit. » (Y.)

C’est en véritable chef de bande que J-C. Cambadélis semble être ainsi perçu dans cette anecdote datant de 1976 :

« De retour à Tolbiac, un autre problème m’attendait, « les militantes » de Révo [l’organisation communiste Révolution, scission de la LCR] m’avaient pris pour cible dans un gigantesque dazibao. Elles mettaient en cause « Johnny », surnom dont elles m’avaient affublé pour mon « accent parigot ». Johnny était accusé de « phallocratisme » pour avoir « refusé que les femmes » dirigent le SO. »35

On ne saurait oublier cependant que l’usage de la violence est intégré aux usages légitimes dans l’institution lambertiste. Il est justifié idéologiquement, à la fois théorisé comme recours nécessaire et rendu sensible – y compris physiquement, viscéralement – à travers l’évocation historique des persécutions anti-trotskystes (la violence est alors légitime vengeance) :

« Fallait qu’on ait droit de cité tu vois. […] Moi où je suis très fier aujourd’hui de ce qui se passe, je suis très fier pour les trotskards, pour tous ceux qui sont morts… qui ont été torturés, qui ont été butés par les fachos, par les staliniens, etc., c’est qu’on a réhabilité, on a redonné sa place au courant trotskyste dans l’histoire quoi. […] et c’était tout ça, quand on se faisait un stal, quand on se tapait les stals, c’était ça quoi, on avait la haine. […] on vengeait tous les mecs qui se sont fait courser dans les années 50, dans les années 60, dans les années 30, qui ont été tués tout ça, c’est vrai que pour ça on tapait violent. […] C’était la revanche des trotskards. On avait droit de cité on est là et on vous encule. C’est clair quoi. C’est fini le temps où on nous faisait courir et où il fallait pas qu’on diffuse. »36(S., OCI à 21-22 ans, étudiant, 1977-78)

Les militants n’hésitent pas à « dépasser la ligne jaune sans problème » (S.) : cette violence « illégitime », les pratiques illégales comme le vol constituent autant de marques, en direction de la puissance publique comme pour eux-mêmes, de la résolution de leur engagement révolutionnaire, qui est lutte contre l’Etat bourgeois et sa « légalité ». « L’encadrement idéologique » de la violence permet ainsi d’opérer une distanciation par rapport à celle-ci :

« On était éduqués à Leur morale et la nôtre37, la dialectique entre la fin et les moyens, etc., qui veut la fin

veut les moyens. Donc on était blindés du point de vue des principes donc on s’en foutait on pouvait faire des choses qui… Ce qui fait qu’on était d’une grande souplesse pratique quoi, très pragmatiques. » (S.)

34 MAUGER (G.), « Espace des styles de vie déviants des jeunes des milieux populaires », in BAUDELOT (C.), MAUGER (G.), dir.,

Jeunesses populaires. Les générations de la crise, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 347-384. La valorisation par les groupes politiques d’extrême gauche de certains attributs des bandes, comme les valeurs de force et de virilité, renversés de stigmates en emblèmes, est abordée dans un autre article de G. MAUGER, « La politique des bandes », Politix, 14, 1991, p. 27-43 ; « L’encadrement » de l’ethos ouvrier à travers les actions de service d’ordre est aussi traité par I. SOMMIER : « Violence et culture ouvrière : pour une lecture des actions spectaculaires de la C.G.T. », Cultures et conflits, 9-10, 1993, p. 341-356.

35

Op. cit., p. 112.

36 Il n’est de ce point de vue pas étonnant de retrouver parmi les interrogés, notamment celui tenant les propos cités, plusieurs

individus marqués culturellement par le judaïsme et la mémoire du génocide, la persécution des trotskystes faisant écho à la persécution des juifs.

(11)

« Donc on nous faisait ce grand discours-là, on commentait Leur morale et la nôtre dans tous les sens, mais dans la réalité sur le terrain, la fin justifiait les moyens. Donc le front unique passait par le maniement parfois de la barre de fer. […] L’OCI, le SO de l’OCI se faisait une grande fierté de ne pas tomber dans le délire, c'est-à-dire, il était exceptionnel qu’on ait des manches. Ce n’est que très tard, c’est quand ça a commencé à chauffer avec les autonomes à la fac, qu’on a commencé à se mettre des casques, qu’on ne mettait jamais, jamais en manif. Il y avait un côté, à la fois on n’est pas des aventuriers, des irresponsables, et à la fois on croit beaucoup dans la force de nos idées, donc on a le coup de poing… plus déterminé parce qu’on a le programme quoi. » (F., UNEF-US et OCI à 18 ans, étudiant, 1977)

La rigueur de la formation intellectuelle acquise au sein de l’institution est ainsi extrêmement valorisée par beaucoup d’enquêtés.

« Donc je pense que pour une génération de jeunes, de mon âge, […] qui venaient de milieux ou relativement modestes ou petits bourgeois, bref en tout état de cause qui ne feraient pas les grandes écoles, […] c’était une école intellectuelle extraordinaire. D’abord parce qu’on lisait beaucoup, on nous poussait à lire, on nous poussait à nous former, même si ensuite les préceptes politiques étaient dogmatiques, on nous poussait à la critique… […] Ca avait la contrepartie d’être très monomaniaque hein. Camus, Sartre, que lisaient bien d’autres à la même époque moi je ne les ai pas lus à cette époque, je les ai lus bien plus tard, c’était monomaniaque politique, formation théorique sur le monde, l’histoire, y compris l’histoire – c'est-à-dire l’histoire des pays, l’histoire des peuples. Voilà donc j’en garde d’abord un très bon souvenir du point de vue de la formation théorique. » (M.)

La survalorisation de cette dimension d’apprentissage doit en outre certainement au respect particulier voué dans l’institution à l’histoire du mouvement trotskyste, a fortiori quand la première rencontre avec l’institution – ou avec la politique en général – se fait par le biais d’un professeur, ce qui est fréquent chez les lycéens, ou d’une figure prestigieuse de l’institution, symbolisant son attachement aux textes, comme l’historien Pierre Broué, qui assure alors le rayonnement de l’OCI sur le campus de Grenoble. L’entretien de la mémoire historique38

du trotskysme, qui transmet les grandes étapes de la « geste révolutionnaire », contribue à l’intériorisation par les militants d’un mode de raisonnement par analogie, les conduisant à concevoir leur rôle en fonction de séquences historiques prestigieuses, dont la principale est évidemment la révolution russe d’octobre 1917. Couplé à la pratique syndicale, il nourrit un rapport particulier au temps, fondé sur la tension entre urgence, immédiateté, et patience. L’imminence de la révolution fait peser sur les militants lambertistes des exigences très fortes en terme d’activisme mais, dans le même temps, la culture de l’organisation leur impose une longue formation, qui est notamment apprentissage de la distanciation par rapport à l’événement, apprentissage de la rigueur :

« C’était une organisation qui apparaissait en faculté comme étant extrêmement structurée… extrêmement rigoureuse. » (B.)

« Nous on avait l’impression d’être plus raisonnables, plus… la tête sur les épaules, plus sérieux, il y avait une prétention de sérieux. » (D., AJS à 15-16 ans, lycéen, 1974)

« Le militantisme [était] très très rigoureux, c’était pas un truc de sympathisants, c’était pas le PSU, c’était pas tiens j’adhère et puis j’assiste à trois réunions c’est fini, on était des militants professionnels, bon. […] c’était pas intellectuel c’était un activisme délibéré, organisé, méthodique, donc beaucoup moins dilettante que d’autres formations, même d’extrême gauche. » (T., OCI à 22 ans, 1973, étudiant)

La distinction dans la normalité

Pour autant, nombreux sont les interrogés qui notent que leur militantisme leur apparaissait comme très ouvert :

« Sur une organisation politique, fortement centralisée, qui est stalinisée d’une certaine façon, quelque chose se passait, des rencontres se faisaient, moi j’ai fait un groupe surréaliste avec des amis… […] on y rentrait on en sortait de l’OCI. C’était pas une prison. » (Y.)

« On était sectaires, tout le monde était sectaire. Nous peut-être plus que les autres on était sectaires. Mais en même temps on avait des discussions sur l’Europe, sur le monde. On n’était pas fermés sur le monde, on regardait le monde. […] On allait au ciné, on lisait des bouquins… A l’OCI on ne t’a jamais dit faut pas lire untel ou faut pas voir tel film, ça n’existait pas, pour moi hein, dans notre génération à nous […]. C’est pas les

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curés, les lèche-cul du prolétariat de Lutte ouvrière. » (S.)

« Mais par ailleurs contrairement à ce qui se dit aujourd’hui, la pratique des dirigeants était sectaire, […] mais l’organisation politique, la vie politique, ne l’étaient pas du tout. […] C'est-à-dire qu’à l’AJS par exemple, il y avait énormément de gens qui n’étaient pas trotskystes. Les fêtes de l’AJS etc. on s’amusait, tout ça, il y avait des filles, machin bon. C’était pas du tout sectaire. Et il y avait dans chaque milieu… des passerelles qui étaient organisées… » (G.)

Ainsi, l’intégration à l’AJS et à l’OCI se déroule dans un rapport de relative harmonie avec les univers sociaux sur lesquels se construit l’institution. Elle peut même être l’occasion, notamment pour les militants issus de milieux populaires, d’élargir leurs sphères de sociabilité à des univers sociaux auxquels ils n’auraient autrement jamais eu de chances d’accéder39

. Des bals, des galas sont organisés sous l’égide de l’OCI, de l’AJS comme de l’UNEF-US, à l’occasion desquels comiques et chanteurs populaires sont conviés :

« Nous restions entre nous, y compris pour les loisirs, avec les grandes fêtes de l’AJS comme celle du 23 juin 1972, où Georges Moustaki était venu chanter ; sans oublier les galas de l’Unef-Unité syndicale, où s’étaient produits Eddy Mitchell ou Raymond Devos à la même époque. »40

Les mois de juin se tient à la Mutualité la fête de Jeune révolutionnaire, le journal de l’AJS. Les galas sont l’occasion d’organiser des tombolas, dont la vente des tickets permet d’assurer la réussite de l’initiative. Les sports se pratiquent également entre camarades : les stages d’été de l’AJS, moments de détente et de formation théorique, accordent une large place aux activités sportives. Ils sont organisés pendant les années 70 au château de Bierre-lès-Semur41

. On trouve dans l’ouvrage de Benjamin Stora la photographie d’une affiche invitant aux camps : « Été 72… Avec l’AJS ». Neuf séjours hebdomadaires sont proposés pendant les mois de juillet et août. L’affiche met en valeur trois aspects : « Viens te reposer », « Viens te divertir », « Viens t’éduquer ». Ce dernier aspect, relatif à la « formation politique » des militants, qu’on pourrait penser primordial dans la logique de militants « bolchéviks », tient difficilement au bas de l’affiche ! En prenant en charge les activités de détente des militants au même titre que les activités politiques, l’institution lambertiste semble prolonger une tradition du mouvement ouvrier, inventée par la social-démocratie allemande à l’aube du XX° siècle et perpétuée surtout, dans la France de l’après-seconde guerre mondiale, par le Parti communiste : celle d’un « Parti-société »42, encadrant tous les moments de la vie sociale en proposant des « loisirs de masse » accessibles aux classes populaires. Cette comparaison vaut moins par la réalité de la structure d’encadrement que propose l’institution lambertiste, nécessairement minuscule relativement à sa surface sociale, que par l’état d’esprit qu’elle illustre : une volonté de se placer dans la continuité des formes de sociabilité traditionnelles du mouvement ouvrier en offrant des activités de divertissement, mais sans pour autant politiser ces activités, dans la mesure où leur caractère collectif détient en soi un sens politique. Il renvoie aux origines du mouvement ouvrier, à la tâche d’éducation physique et intellectuelle de celui-ci à l’égard de sa classe, à la promotion d’une autonomie collective comme moyen de soustraire le monde ouvrier à la tutelle de l’Etat ou aux sociabilités individuelles « bourgeoises ».

De ce souci du commun découle la présentation de soi. Si dans les années 60 le costume ou la cravate sont encore le lot de beaucoup d’étudiants, la décennie 70 voit les cheveux s’allonger et la mode vestimentaire se diversifier, prendre des couleurs. Pourtant, les militants lambertistes restent fidèles à une mise discrète, portent volontiers la veste dans le milieu étudiant :

« S’il n’existe pas de consignes vestimentaires lambertistes, le blouson, la veste ou l’imperméable en cuir apparaissent bien souvent comme la tenue régulière des militants lambertistes dans les manifestations. […] Le « tu devrais quand même te couper les cheveux » a toujours été présent sans jamais pour autant être une obligation. L’organisation insiste simplement sur le fait que les ouvriers, eux, expriment un respect par leur apparence quand ils viennent à une réunion politique. Ils n’y portent pas le bleu de travail, mais « l’habit du

39

Ainsi cet interrogé, doublement marqué par ses origines maghrébine et ouvrière, qui nous explique que les fêtes de l’AJS permettaient par exemple de rencontrer cette espèce aussi socialement improbable à ses yeux que des « filles de général »…

40 STORA, op. cit., p. 114. 41

BOURSEILLER, op. cit., p. 163

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dimanche ». »43

Le souci de ne pas se distinguer de l’ouvrier moyen, de l’étudiant moyen, voire du Français moyen44 est justifié comme un effort pour combler le fossé symbolique séparant le mouvement trotskyste, marginalisé depuis ses origines sous les coups de la répression stalinienne, de ce prolétariat dont il souhaite être la véritable direction… Etre « propre sur soi » permet d’affirmer un gage de sérieux, de crédibilité, de maturité face au gauchisme infantile. Le port de la moustache, fréquent chez les militants lambertistes dans les années 1970-80, s’explique peut-être de cette manière : s’il constitue un attribut de la masculinité, que partagent de nombreux dirigeants « adultes », dont Pierre Lambert au premier rang, le fait que des militants plus jeunes l’aient portée (un nombre significatif de nos interrogés, au regard de leur âge de l’époque !) témoigne peut-être d’une volonté de se vieillir. Pour M., fils d’immigrés juifs d’Europe de l’Est, le souci d’intégration, l’expression d’une bonne volonté civique entrent dans un rapport d’homologie harmonieuse avec cette valorisation de la normalité :

« Mon vécu à moi c’est celui de mes origines je dirais, quelque part : d’un fils d’immigrés qui doit beaucoup à la France, dont les parents ont choisi la France. Moi je me sens plus français que n’importe quel Français, à l’époque en particulier, parce qu’à la différence de la majorité des Français de l’époque qui n’ont pas eu le choix, qui sont Français de naissance, moi mes parents ils ont choisi la France, c’est un acte d’adhésion. Ils pouvaient aller dans n’importe quel pays. Pour eux c’était vraiment un symbole la France, donc moi je me sentais très… et la Ligue elle n’avait pas ce coté-là, moi j’avais ce coté en caricaturant je dirais j’avais ce côté « ordre », et la ligue avait un coté dés-ordre – c’est une caricature un peu hein mais du point de vue culturel ça veut bien dire ce que ca veut dire, voilà. Je n’avais pas les cheveux longs. Je ne fumais pas de hasch. L’idée de me retrouver en procès devant un comité femme, ça me hérissait le poil. Alors avec tous les travers que ce comportement pouvait avoir, je ne dis pas que l’un avait raison et l’autre avait tort, je dis c’est plus culturel que politique, ce qui m’a amené à l’AJS plus qu’à la LCR, voilà. »

La différence est de taille avec les autres groupes d’extrême gauche, plus ou moins marqués par un style « contre-culturel » qui valorise les pratiques alternatives, fusionnant politique et plaisir au nom de « l’unité désirante » des individus contre leur aliénation par les « vieux » modèles politiques45

:

« L’AJS [attirait] beaucoup. Parce qu’on n’était pas… Parce qu’on avait ce truc de ne pas faire décomposé quoi de ne pas faire baba cool, patchouli… » (S.)

Les militants lambertistes rejettent les « modes intellectuelles » comme la psychanalyse, ou les nouvelles luttes qui apparaissent alors, manifestations d’une inconstance petite-bourgeoise, détournant du combat de classe :

« Il n’y avait aucune réflexion, et d’ailleurs c’était strictement interdit, qu’il y ait ce type de réflexion, sur l’émancipation de la femme et l’oppression de la femme… […] Donc, ou on se posait ces questions on s’en allait, ou on ne se les posait pas. Donc on ne se les posait pas. Y compris, tous les mouvements féministes étaient caractérisés comme des mouvements, oui, contre-révolutionnaires, petit-bourgeois et… je veux dire il y avait vraiment, y compris une attitude insupportable vis-à-vis de… vis-à-vis de ces femmes à l’époque qui menaient un combat remarquable. … Un comportement insupportable. Très, très blessant, très humiliant, quand elles descendaient quand on les rencontrait dans les facs, ou… […] C’était exactement le même positionnement pour les homosexuels. Il était interdit d’être homosexuel » (B.)

D’autres interrogés font allusion à l’existence d’une forte pression sociale à l’encontre de pratiques sexuelles jugées « déviantes », voire d’une lutte explicite contre celles-ci. L’évolution libérale des mœurs n’en affecte pas moins les jeunes lambertistes. Si la « libération sexuelle » peut permettre aux jeunes hommes de forcer les réticences de militantes « prisonnières de leurs préjugés bourgeois », c’est parce qu’elle s’intègre parfaitement dans une conception traditionnelle des rapports entre les genres. L’épanouissement sexuel et les relations amoureuses, loin d’être stigmatisés, sont ainsi utilisés comme un des canaux de recrutement de l’institution lambertiste :

« Il y avait une réputation de l’AJS, […] qui était de beaucoup recruter par le cul, et bien je confirme » (F.)

43 CAMPINCHI,

op. cit., p. 67-68.

44 « Je suis un homme tranquille qui habite dans le même immeuble depuis 1948. Je suis marié, j’ai des enfants et des petits

enfants. », déclare Pierre Lambert dans une interview au Monde daté du 20 avril 1988.

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« C’était une organisation qui apparaissait en faculté […] comme étant extrêmement structurée… extrêmement rigoureuse. Qui avait des méthodes, vis-à-vis des femmes qui étaient des méthodes… [rire] des méthodes, plus que contestables je dirais, c'est-à-dire des méthodes, avant tout, de drague classique hein. Vis-à-vis des femmes. » (B.)

Si la sphère du privé est prise en charge par l’institution politique – et même pragmatiquement instrumentalisée – il n’y a pas de discours d’institution sur les comportements privés. Les militants lambertistes n’accordent en pratique aucune valeur au jugement « Tout est politique », ce qui explique la stigmatisation dont ils sont l’objet dans le milieu militant de l’extrême gauche. Relativement aux gauchistes, qui sont avancés sur les questions dites maintenant « sociétales », les militants lambertistes apparaissent bornés, réactionnaires. Relativement au reste de la population, ils sont plutôt dans la moyenne des attitudes « populaires », telles qu’elles s’illustrent par exemple dans les syndicats ouvriers où sont investis les militants plus âgés. L’homophobie latente, le machisme et le sexisme ne sont que des manifestations de normalité par rapport aux valeurs dominantes dans la France des années 1970. Elles n’empêchent pas l’organisation de recruter de nombreuses femmes, d’être populaire dans les milieux artistiques.

Cette conformation, par l’institution politique, à un style de vie ouvrier nous renvoie au mode dominant, sinon hégémonique en cette période, d’apprentissage et de promotion politique pour le monde ouvrier : l’encadrement par le parti communiste. On retrouve cette idée dans le témoignage de B. Stora à propos de la Fédération des Étudiants Révolutionnaires, ancêtre de l’AJS dans les années 60 :

« […] les militants de la FER avaient choisi le même type de profil et d’initiatives que les JC, à l’époque des yéyés, des blousons noirs et de l’après-guerre d’Algérie, pour gagner à leur organisation des jeunes de banlieue. Claude Chisseray, qui dirigeait les groupes Révoltes, adoptait volontiers le genre blouson de cuir et l’argot qui allait avec. Mais avec un ton plus radical : « contre les curés, les flics et les patrons ». »46

Pour autant, le « style de militantisme » caractéristique de l’AJS ne saurait être analysé comme la simple reconversion par ces jeunes militants de dispositions constitutives d’un habitus de classe, dans la mesure où les origines sociales des interrogés sont assez diverses. De la même manière que ne s’opposent pas dans l’institution l’ouvriérisme et l’entretien d’un respect et d’une attention particulière aux textes, à l’histoire et aux figures intellectuelles qui les servent, on peut comprendre le style du militantisme lambertiste sur les campus comme l’adaptation aux modes de vie juvéniles de cet ouvriérisme d’institution, à travers l’imbrication entre la « bonne volonté populaire » des militants issus des milieux les plus favorisés et la « bonne volonté politique » des autres issus des classes populaires.

Des fréquentations militantes paradoxales

On se penchera donc dans cette dernière partie sur le milieu social au sein duquel évolue l’institution lambertiste. On verra d’abord que les amitiés paradoxales des militants lambertistes expliquent la distance qu’ils cultivent à l’égard des autres forces d’extrême gauche tout comme la méfiance de ces organisations à leur égard. Mais c’est aussi cette position au croisement d’univers sociaux étrangers, au croisement du politique et du syndical, du champ politique radical et du champ partisan « légitime », du trotskysme et de la social-démocratie, qui permet de comprendre l’évolution du rapport de forces en faveur des lambertistes dans la seconde moitié des années 70 : d’une position dominée au sein du sous-champ de l’extrême gauche, ceux-ci réussissent à utiliser les ressources acquises par leur fréquentation des milieux militants socialistes et syndicaux pour entrer dans un rapport d’homologie dynamique avec un Parti socialiste en phase d’ascension.

Des solidarités forgées dans la lutte contre le PCF

Le syndicalisme étudiant inscrit dans les pratiques la différence radicale des lambertistes, tant

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