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Emergencedesinstitutionsdumarche Boyer 2009

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Historiens et économistes

face à l’émergence

des institutions du marché

Robert Boyer

Il n’est pas fréquentqu’un ouvrage suscite autant d’attentes5. Il est vrai que celui d’Avner Greif, qui se propose de combiner un travail d’archives avec un usage créatif de la théorie des jeux, a l’ambition de proposer une nouvelle méthodologie de recherche en histoire économique. Ce livre, attendu depuis longtemps, vient couronner un programme de recherche dont les premières publications remontent à 1992. Les thèmes traités dans cet ouvrage portent sur des sujets précis, comme l’étude de la formation des coalitions chez les marchands maghribi, la construction de l’État et le rôle du podestat à Gênes ou encore le système de responsabilité de la communauté des marchands. Mais l’objectif de l’auteur est d’élaborer une théorie générale capable de penser l’une des questions majeures des sciences sociales, celle de l’émergence, de la maturation, du renforcement mais aussi de l’érosion et des crises des institutions du marché. Cette tension entre la démarche tradition-nelle de l’historien et la volonté de formalisation typique des théoriciens contem-porains rend la lecture tout à la fois difficile et stimulante. Le travail d’A. Greif se situe donc aux antipodes de nombre de recherches institutionnalistes contempo-raines qui, trop souvent, poussent à l’extrême l’usage d’une hypothèse ou d’une formalisation réductrice par rapport à la complexité des interactions en jeu.

5 - À propos d’Avner GREIF,Institutions and the path to the modern economy: Lessons from

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Une nouvelle approche de l’histoire économique ?

Le souci permanent d’A. Greif est de rapprocher les évolutions historiques des enseignements de la théorie économique. De façon plus spécifique, il étend le domaine d’application de l’un des outils clés des économistes : la théorie des jeux. Trop longtemps demeurée une pure spéculation sur les équilibres résultant d’inter-actions entre agents économiques rationnels, elle est ici mobilisée pour rendre compte de l’émergence des organisations et des institutions de l’activité marchande. L’auteur déploie des trésors d’ingéniosité pour élaborer des modèles rendant compte des traits repérés dans les études de cas, au point de développer des formalisations sophistiquées vis-à-vis desquelles le lecteur non prévenu risque l’incompréhension et le chercheur le scepticisme.

De façon explicite et récurrente, A. Greif entend également intégrer dans son approche les apports des sciences cognitives et de la sociologie. Il attribue ainsi aux motivations des acteurs et à leurs représentations (normes, croyances, valeurs) une place déterminante dans l’émergence des institutions qui encadrent les écono-mies de marché. Ce biais cognitif, partagé par d’autres auteurs institutionnalistes

tel que Douglass North6, marque un tournant par rapport aux approches

écono-miques, tant marxistes qu’utilitaristes, pour lesquelles seuls comptent les facteurs objectifs dans l’échange marchand. Par exemple, un commentateur tel que Victor Nee n’hésite pas à situer la théorie de l’action d’A. Greif dans la lignée de Talcott Parsons, alors qu’un spécialiste de sciences politiques comme Colin Crouch voit dans cet ouvrage un pont entre la sociologie et l’économie et un défi adressé aux

sociologues du fait de la grande rigueur qu’autorise l’approche économique7. En

un sens, A. Greif plaide pour une unité des sciences sociales et il propose un cadre analytique pour parvenir à cette intégration.

Il faut souligner une autre originalité de ce programme de recherche. Contrai-rement à la cliométrie des années 1960 et 1970, l’économiste renonce à transposer tels quels les modèles contemporains d’économie pure à des périodes historiques lointaines. En effet, il importe de contextualiser toute formalisation et de la situer par rapport au temps historique. Ce faisant A. Greif s’inscrit dans un courant de recherche émergent qui refuse d’analyser le processus historique comme succes-sion d’équilibres de court terme, rejoignant en cela un programme actif dans les

sciences politiques contemporaines8.

L’ouvrage a pour objectif de comprendre la transformation des sociétés qui permet l’épanouissement de l’économie marchande. À ce titre, il marque une troisième étape dans l’institutionnalisme économique.

6 - Douglass C. NORTH,Understanding the process of economic change, Princeton, Princeton University Press, 2005.

7 - On se réfère ici aux présentations de ces deux auteurs lors de la session du colloque international de la Society for the Advancement of Socio-Economics (SASE), « Author meets critics » consacrée à la discussion d’«Institutions and the path to the modern economy» à Copenhague le 30 juin 2007.

8 - Paul PIERSON,Politics in time: History, institutions, and social analysis, Princeton, Prince-ton University Press, 2004.

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À l’origine, les théories de l’équilibre perçoivent comme des contraintes défa-vorables à l’efficacité toute institution qui vient perturber la rationalité des compor-tements et l’équilibrage des marchés. Les institutions sont ainsi conçues comme des obstacles dressés par la tradition ou la politique à la pleine réalisation d’un équilibre, assimilé à un optimum de Pareto.

C’est le mérite du nouvel institutionnalisme, par exemple celui de D. North, d’avoir souligné que les institutions sont aussi porteuses d’incitations et de procé-dures de coordination qui réduisent l’incertitude et permettent l’existence d’un équilibre dans des circonstances où il serait impossible à un simple principe de rationalité de guider les agents vers une situation satisfaisante. Dans cette seconde optique, les institutions économiques peuvent permettre un meilleur équilibre, voire un équilibre tout court.

A. Greif inaugure une troisième étape dans laquelle les institutions stimulées par les normes et les croyances impulsent la dynamique même de l’économie marchande. Il s’intéresse donc au processus cumulatif qui permet une division toujours plus poussée du travail grâce aux institutions marchandes. Ainsi la révolu-tion commerciale permet le commerce au long cours qui stimule tant la demande que la production, ce qui en retour alimente un flux d’innovations technologiques et organisationnelles. Alors que, dans la plupart des théories, le marché est supposé assurer l’efficacité statique des allocations de ressources rares, pour A. Greif les institutions du marché lancent le processus de croissance.

La question centrale de l’économie politique est celle du fonctionnement d’une économie de marché. Si l’on excepte Karl Marx et sa filiation, et dans une moindre mesure Joseph Schumpeter, les économistes théoriciens ont surtout cherché à caractériser les propriétés d’une économie pure de marché. Cette stratégie a été remise en cause par les avancées mêmes de la formalisation. Il est d’abord apparu que la théorie de l’équilibre général, réputée dénuée de toute institution, était en fait soutenue par une série d’institutions demeurées implicites : un commissaire-priseur qui assure l’équilibrage de l’ensemble des offres et des demandes, une nomenclature des biens et de leur qualité de connaissance commune pour tous les offreurs et les demandeurs, des vues sur l’avenir permettant aux acteurs de se coordonner. Non sans difficulté d’ailleurs puisque l’introduction du temps et d’un petit nombre de marchés à terme est susceptible d’impliquer nombre de pathologies telles que l’inexistence d’un équilibre, leur pluralité ou encore leur non-optimalité.

D’autres recherches ont fait apparaître les limites du concept de l’homo

œcono-micus: hypothèse d’une capacité de calcul déraisonnable, extrême simplification des objectifs, absence de prise en compte de l’incertitude, etc. Est alors apparu l’intérêt d’un relâchement de l’hypothèse de rationalité au profit d’une apprécia-tion plus réaliste : les agents développent des procédures pour trouver des

stra-tégies satisfaisantes et non pas optimales9. Dans ce contexte, il ressort que les

institutions ont pour propriété de fournir un résumé succinct de l’information

9 - Herbert A. SIMON,Models of bounded rationality: Behavioral economics and business

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pertinente pour les agents. Elles sont donc la condition permissive d’une économie d’échange et les marchés eux-mêmes sont alors conçus comme des institutions puisque, sans l’édiction de règles précises concernant la nature des biens échangés, les conditions de participation au marché, les procédures de règlement des litiges, l’histoire montre de façon récurrente que les marchés s’effondrent. Dès lors s’est ouvert un vaste champ à la recherche : comment fonctionnent les marchés existants et, éventuellement, comment les réformer pour qu’ils livrent de meilleurs résultats en terme d’efficience et/ou d’équité ? C’est le domaine dans lequel s’est déployée la sous-discipline de l’économie industrielle ou encore celle de la théorie des

enchères10.

Les marchés, en tant qu’institutions économiques particulières, font inter-venir la séquence suivante : à la base se trouvent les croyances et représentations sur lesquelles sont arrêtés les comportements, dont l’interaction livre l’équivalent d’un équilibre ; à la lumière de ce résultat, les différents agents révisent ou non leur représentation initiale. Pour la commodité de la modélisation, les théoriciens s’intéressent aux équilibres qui résultent de ce processus, sous l’hypothèse que les agents finissent par apprendre de leurs erreurs de sorte qu’ils forment des anticipations rationnelles, c’est-à-dire qu’ils finissent par connaître la partie déter-ministe de l’économie. Un marché est alors l’équilibre simultané des anticipations, des comportements et de leurs résultats en termes de prix.

On peut alors introduire la dimension temporelle du fonctionnement des marchés sous une hypothèse d’apprentissage ou de sélection des agents confor-mément aux hypothèses des modèles évolutionnistes, dans lesquels interviennent

de façon explicite les normes qui prévalent dans une société donnée11. Mais on

ne formalise ainsi que le processus d’évolution au sein d’un marché déjà constitué. C’est un progrès par rapport aux conceptions d’un équilibre statique, mais cela ne suffit pas à éclairer la question de l’émergence des marchés eux-mêmes. Or telle est la question centrale de l’ouvrage d’A. Greif. Le propos est de rendre compte de l’émergence des diverses procédures inventées par les marchands pour rendre viable le commerce à longue distance ou pour assurer la défense collective des marchands par rapport au risque permanent de spoliation par les autorités politiques.

Histoire et modélisation

Une tâche importante de l’histoire économique est d’expliciter les processus qui ont permis la régularité et la prévisibilité des échanges économiques. Si la division du travail impulse la dynamique des gains de productivité, encore faut-il, comme le faisait déjà remarquer Adam Smith, que soient stabilisées et respectées les règles qui rendent possible l’échange marchand. En ce sens, il est permis d’avancer l’hypothèse d’une co-évolution des institutions marchandes et des techniques.

10 - Jean TIROLE,The theory of industrial organization, Cambridge,MITPress, 1988. 11 - Samuel BOWLES, Microeconomics: Behavior, institutions, and evolution, New York/ Princeton, Russell Sage/Princeton University Press, 2004.

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Sans les innovations dans le domaine institutionnel, les bénéfices associés aux innovations organisationnelles et technologiques n’auraient pu être mobilisés. A. Greif affirme donc qu’il est impossible d’imaginer une économie de marché sans institu-tion, en opposiinstitu-tion, donc, avec une pratique encore courante chez les économistes théoriciens. De cette position théorique résultent deux conséquences.

En premier lieu, l’économiste doit toujours préciser le contexte et les règles du jeu dans lesquels opèrent les agents : c’est la justification la plus convaincante de l’usage intensif de la théorie des jeux, car elle manifeste une grande souplesse dans les hypothèses concernant les objectifs des agents, la circulation de l’informa-tion, la séquence de leurs décisions et les résultats de leurs interactions. S’évanouit l’espoir d’un modèle général qui correspondrait miraculeusement à l’ensemble des configurations observées, tant elles ont varié dans l’histoire et continuent à se différencier dans la période contemporaine.

En second lieu, il devient essentiel d’examiner comment de nouvelles insti-tutions peuvent émerger des interactions répétées des agents opérant dans une configuration donnée. Ce programme dépasse la seule préoccupation des historiens-économistes pour concerner une très large fraction de la profession des écono-mistes. Il n’est pas abusif d’affirmer qu’A. Greif vise à historiciser les catégories de l’analyse économique, y compris celles de la théorie des jeux qui abandonne son statut de réflexion abstraite – en quelque sorte d’expérience de pensée – pour impliquer une confrontation avec les faits historiques stylisés.

La démarche de l’ouvrage vise à élaborer des modèles qui tentent de concilier deux impératifs apparemment contradictoires. D’un côté, il importe de s’attacher aux données historiques concernant le résultat des interactions entre agents à tra-vers une matrice des paiements qui cherche à reproduire qualitativement la distri-bution des gains pour diverses stratégies de coopération ou de défection concernant le respect des institutions marchandes. Le danger est d’aboutir à un modèle telle-ment complexe qu’il serait difficile de mettre à jour les causalités pertinentes et qui, de plus, serait spécifique à chaque configuration. D’un autre côté, les relations entre agents doivent être suffisamment stylisées et simplifiées pour que le théori-cien parvienne à expliciter les enchaînements à l’œuvre et détecter les paramètres

clés faisant basculer de la coopération à la défection etvice versa. L’objectif est de

mettre à jour des configurations suffisamment simples pour espérer développer l’équivalent de maquettes susceptibles d’être appliquées à d’autres cas historiques et sur d’autres espaces. Ainsi s’explique que l’ouvrage s’ouvre sur l’analyse des commerçants maghribi pour s’intéresser ensuite à Gênes et à Venise.

A. Greif souligne la double impasse que rencontrent les méthodes tradition-nelles de la déduction et de l’induction. D’un côté, les configurations sont si variées

qu’il est difficile de concevoir a priori un modèle général qui en rende compte

simultanément. D’un autre côté, comme l’impact d’une même institution dépend du contexte, des croyances et des normes, pour la plupart non directement

obser-vables, il est difficile de procéder par induction12.

12 - Une telle affirmation mérite d’être tempérée car la méthode de laqualitative

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Aussi propose-t-il une autre approche, qu’il qualifie de narration analytique, qui repose sur la succession de quatre étapes puis leur itération : l’analyste doit d’abord apprendre de l’histoire et caractériser le contexte dans lequel émerge la question qu’il entend traiter, en l’occurrence les facteurs explicatifs de l’émergence des organisations et des institutions marchandes. Il lui faut ensuite formuler un modèle – parmi un ensemble de possibles – susceptible d’expliquer la configura-tion observée assimilée à un équilibre entre instituconfigura-tions, croyances et comporte-ments. Par un retour sur les archives, l’historien-économiste confronte les propriétés d’ensemble de ce modèle aux données de l’observation.

Si, comme c’est très généralement le cas, les prédictions ne cadrent pas complètement avec les observations, l’analyste doit remettre en question une ou plusieurs des hypothèses retenues à l’étape initiale. Cette séquence doit le plus souvent être répétée pour une même étude de cas, car il est rare que la première formalisation soit satisfaisante. C’est ce que suggèrent divers passages de l’ouvrage : le modèle retenu résulte d’un patient travail d’ajustement et non pas de la prédesti-nation d’un emboîtement parfait des archives et du modèle. À cet égard, il faut rendre hommage à l’auteur pour la grande honnêteté intellectuelle qui parcourt tout l’ouvrage. Cette méthodologie apporte à l’historien de l’économie un outil supplémentaire qu’on ne saurait négliger, car elle vise à surmonter les obstacles intrinsèques que rencontrent les analyses monistes, tant individualistes qu’holistes. En un sens, A. Greif est un tenant d’une forme d’holisme individualiste au sens où ce sont les acteurs qui font les organisations et institutions du marché mais au sein du contexte social et politique dans lequel ils opèrent et dont ils héritent. L’individualisme méthodologique est ainsi replongé dans la richesse de

l’environ-nement institutionnel existant : c’est récuser l’hypothèse d’un homo œconomicus

opérant dans un monde abstrait sans autres repères qu’économiques.

Très souvent, les analyses institutionnalistes sont menacées par le péché de nominalisme. Il suffirait que des règles ou des codes moraux soient édictés pour qu’ils façonnent sans ambiguïté le comportement des acteurs. L’apport d’A. Greif est précisément de cerner la dialectique entre l’émergence d’une règle de coordina-tion et son établissement comme comportement dominant. À cet égard, l’auteur se montre très sceptique par rapport à une historiographie qui ferait découler des faits du Prince, et ultérieurement de l’État, l’essentiel des institutions marchandes. D’une part, ce sont les marchands eux-mêmes – ou encore les banquiers, si l’on devait étudier le crédit et la monnaie – qui sont à l’origine de très nombreuses innovations. D’autre part, même si certaines de ces institutions sont impulsées par une autorité collective, il importe toujours de vérifier que les agents avaient intérêt à incorporer cette institution dans leurs comportements individuels. Maintes inno-vations n’ont ainsi pas fait époque. L’ouvrage d’A. Greif est donc un remarquable

son d’institutions qui livre un résultat donné. De ce fait, la méthode de calcul booléen permet de répondre à l’objection d’A. Greif selon laquelle comme c’est la combinatoire de normes, de règles, d’institutions, qui détermine une configuration institutionnelle, on ne peut procéder par induction.

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antidote à la tentation du nominalisme puisque tout dépend toujours de l’équilibre d’un ensemble de croyances, de comportements et d’institutions. Dans certains cas même, les institutions informelles peuvent définir une logique aux antipodes des codifications institutionnelles par les autorités publiques. Un exemple : le régime soviétique était supposé organiser les échanges et la production par la seule planification centralisée autoritaire, mais l’incohérence des procédures mises en œuvre contribua à développer une logique concurrentielle.

En vue de satisfaire cet objectif général, quel est le meilleur des outils dont disposent l’économiste et l’historien ? A. Greif plaide pour la théorie des jeux. Ce faisant, il s’oppose à la démarche la plus courante qui se limite aux grands modèles canoniques – dilemme du prisonnier répété, modèles de biens publics, modèles de l’ultimatum, modèles de la guerre des sexes, etc. – sans trop d’égards pour le contexte institutionnel. C’est postuler la décomposabilité ou, en d’autres termes, la modularité des diverses institutions dont la logique peut se décliner selon divers champs, rendus autonomes les uns par rapport aux autres. Or le grand enseigne-ment des recherches contemporaines est de montrer que l’effet d’une organisation ou d’une institution dépend beaucoup du contexte général dans lequel elle s’insère. Chez A. Greif, le réseau des institutions existantes oriente le comporte-ment des acteurs et peut, dans certains cas, faire émerger de nouvelles régularités qui apparaîtront comme un équilibre du jeu correspondant.

Conséquence de cette approche : le marché ne résulte pas nécessairement d’une déconnexion complète des logiques sociales antérieures. Il peut au contraire émerger de la mobilisation dans l’espace économique d’une série de croyances, de

normes, de représentations du monde qui sonta prioriextérieures à l’utilitarisme

économique. Le commerce au long cours dans la Méditerranée médiévale s’appuie sur la mobilisation des liens communautaires et de parenté avant même que l’État tente de contrôler le commerce et les marchands. Le propos de l’ouvrage est de polariser l’attention sur les innovations qui proviennent de la communauté des marchands eux-mêmes, sachant que ceux-ci sont insérés dans des réseaux sociaux qui peuvent faciliter l’invention de nouvelles procédures permettant de contrôler les comportements opportunistes.

Un dernier thème, plus implicite, parcourt l’ouvrage. L’histoire économique des dernières décennies n’a-t-elle pas sous-estimé le rôle des innovations propres à l’économie marchande, au profit des changements technologiques, scientifiques ou encore organisationnels ? L’auteur sous-entend que, sans la multiplication des innovations par la communauté des marchands, le commerce à longue distance n’aurait pas eu le même essor et, en conséquence, l’approfondissement de la divi-sion du travail et de la spécialisation internationale n’aurait pu intervenir. Ainsi se trouve rouverte la discussion introduite par Henri Pirenne à propos de la révolution

commerciale13, comme lointain préliminaire aux révolutions industrielles ultérieures.

13 - Henri PIRENNE, Histoire économique de l’Occident médiéval, Plan-de-la-Tour, Éd.

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Comment définir les institutions ?

L’auteur souligne à juste titre la multiplicité des définitions données à la notion d’institution. Il propose cette définition générale, susceptible de déboucher sur une modélisation :

Une institution est un ensemble de facteurs sociaux qui conjointement engendrent une régularité de comportement. Chaque composante de ce système est sociale au sens où elle résulte de l’action humaine, qu’elle ne repose pas sur des facteurs physiques et qu’elle est exogène pour chaque individu dont elle influence le comportement14.

Cette conception est la bienvenue puisqu’elle considère que ce sont des règles et des valeurs déjà existantes qui permettent de bâtir une institution qui est toujours contextuellement située. On se trouve aux antipodes d’une conception qui ferait du seul principe de rationalité appliqué aux problèmes de coordination l’origine exclusive des institutions. Ce faisant, A. Greif s’oppose à un autre courant de l’analyse institutionnaliste qui attribue un rôle déterminant aux contraintes techno-logiques, lorsque, par exemple, on avance que la maîtrise d’équipements

sophisti-qués appellerait la création du système de formation professionnelle allemand15.

Bien que résultant des interactions et des stratégies des agents, les

institu-tions apparaissentex post comme des contraintes à l’action de chaque agent pris

individuellement. En quelque sorte, les individus façonnent le collectif et, en retour, le collectif oriente l’action des individus. C’est cette double détermination qu’entend formaliser A. Greif. Mais le critère central pour reconnaître une institu-tion n’est autre que l’observainstitu-tion d’une régularité de comportement. Cette caracté-ristique rend compte du fait que l’horizon des institutions dépasse celui des acteurs, de sorte que c’est la stabilité des comportements qu’elles induisent qui leur attri-bue un rôle déterminant. Conduit à préciser ce que sont les facteurs sociaux qui conditionnent l’existence d’une institution, l’auteur affine sa première définition :

Une institution est un système de règles, de croyances, de normes et d’organisations dont l’ensemble produit des régularités du comportement social16.

Cette définition n’est pas sans poser nombre de problèmes lorsqu’on entend l’appliquer aux études de cas historiques et à la formalisation puisque, selon l’exemple traité, l’auteur mettra l’accent sur l’une ou l’autre des composantes de la définition générale.

On devait à D. North d’avoir distingué avec précision uneinstitutiond’une

organisation et d’avoir mis en lumière l’impact de l’ordre politique sur la nature

14 - A. GREIF,Institutions and the path to the modern economy...,op. cit., p. 30.

15 - Peter A. HALLet David SOSKICE,Varieties of capitalism: The institutional foundations of comparative advantage, Oxford, Oxford University Press, 2001.

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des incitations économiques qui régissent les institutions17. Pour A. Greif, compte tenu de l’époque qu’il étudie, l’ordre politique passe au second plan dans la mesure où il est très largement traité comme la conséquence des luttes de divers clans et de marchands pour son contrôle. Par ailleurs, tout au long de l’ouvrage, l’auteur assimile très souvent certaines organisations – par exemple une guilde – à des institutions alors que traditionnellement les premières supposent une relation de pouvoir et une restriction dans les conditions d’accès tandis que les secondes ont une vocation à s’appliquer à l’ensemble des individus appartenant à une même société comme c’est le cas pour le droit de propriété, le contrat, etc.

Plus fondamentalement, est-il acceptable d’assimiler institutions et

régulari-tés sociales ? Ces deux éléments peuventa prioriêtre déconnectés. Une institution

sans régularité sociale est une possibilité. En effet, dans l’acception courante d’une institution, à savoir une règle abstraite de coordination entre stratégies individuelles, rien ne garantit qu’elle débouche sur un équilibre des comportements dont la répétition au cours du temps va apparaître comme une régularité. Un exemple pour illustrer ce possible divorce : l’institution des droits des salariés a très sou-vent pour objectif d’assurer la paix sociale et l’atténuation, voire la disparition, des conflits du travail. Or, historiquement, on a pu constater que ces droits débou-chaient sur l’alternance de périodes de paix sociale et de conflits ouverts. Dans la définition d’A. Greif, ces droits correspondants ne seraient donc pas une institution. A contrario, des régularités sociales ne résultent pas d’institutions. On songe par exemple à l’impact de la loi des grands nombres sur l’existence d’une loi de

demande agrégée en fonction du système des prix relatifs et du revenu18.

Faudrait-il en conclure que l’hétérogénéité des agents et le caractère aléatoire des décisions de consommation, bases de ce résultat, sont des institutions ? De la même façon, les modèles évolutionnistes de choix technologiques montrent comment la régula-rité de trajectoires nationales peut résulter de la conjonction de décisions aléatoires

et de mécanismes de mimétisme et/ou d’apprentissage19.

A. Greif insiste beaucoup sur les aspects cognitifs des institutions qui « four-nissent des microfondations des comportements en matière de cognition, de

coor-dination, de norme et d’information20». Il entend ainsi incorporer les aspects

culturels qui sont à l’origine de certaines institutions économiques. Au fil des chapitres le lecteur est cependant frappé par un glissement de conception, ce qui nuit beaucoup à la clarté de la démonstration. Dans l’exemple des marchands maghribi, implicitement tout au moins, les croyances et les normes sont celles qui cimentent cette communauté et lui permettent de partager l’information à propos des agents auxquels les marchands ont délégué leurs affaires (chapitre 3). En

17 - Douglass C. NORTH, Institutions, institutional change, and economic performance, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1990.

18 - Jean-Michel GRANDMONT, « Notes and comments: Distribution of preferences and the law of demand », Econometrica, 55-1, 1987, p. 155-161 ; Werner HILDENBRANDet Alois KNEIP, « On aggregation of micro relations »,Revue Économique, 51-3, 2000, p. 435-443. 19 - Giovanni DOSIet al., « On the process of economic development », working paper no93-2, Center for Research in Management, University of California at Berkeley, 1993.

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quelque sorte, les représentations et les croyances sont les catalyseurs de l’émer-gence de la procédure de coordination qui aura par ailleurs la propriété d’être auto-exécutoire une fois instituée. Origine et viabilité d’une institution peuvent donc différer, ce qui rompt avec une approche typiquement fonctionnaliste qui voudrait que ce soit la fonction qui explique l’émergence d’une institution.

L’étude des guildes marchandes dans l’Europe médiévale ne fait intervenir rien de tel puisque leurs membres ne forment pas une communauté indépendam-ment de leur activité professionnelle. Fort habileindépendam-ment, A. Greif insiste encore sur le rôle des croyances, mais elles ont alors une tout autre fonction : chacun pense que les autres marchands vont respecter la règle instituée par la guilde. La croyance se transforme en une hypothèse qui arrange le modélisateur, à savoir que l’institu-tion est de connaissance commune et que tous les acteurs connaissent la nature

des interactions qui les lient. Ce n’est autre que l’hypothèse d’anticipations

ration-nelles. C’est alors la reconnaissanceex antedes mérites d’une institution par les acteurs qui en explique la création. Si cette interprétation fonctionnaliste est habituelle aux

économistes, elle est problématique pour les approches historiques21(tableau 1).

Tableau 1 – Une vue synoptique de l’ouvrage d’Avner Greif

Croyances et Régularité de

Organisation Règle

normes incorporées comportement associée

Coalition Un commerçant Les membres d’une Tout marchand préfère

des marchands n’embauche jamais communauté partagent strictement embaucher

maghribi un agent qui a triché l’information et un agent honnête (p. 77)

(p. 61) punissent collectivement

les tricheurs (p. 53)

Guilde Représailles Croyance au respect La cité n’exproprie

des marchands de tous les marchands par les autres marchands aucun marchand, dans l’Europe contre toute tentative de la règle instituée la guilde ne déclare

médiévale d’expropriation par la guilde pas d’embargo

par le pouvoir politique de l’un d’entre eux

Construction Dissuasion mutuelle • Rôle des clans et Stabilité, puis déclin,

de l’État à Gênes des clans de leurs croyances d’un système consulaire

et Podesteria comme condition • Système croisé

du pouvoir politique de croyances évitant l’attaque d’un clan par un autre

Cours de justice Le système de Anticipation d’un Possibilité de transactions

locales (London responsabilité d’une équilibre de entre communautés,

Charter 1130...) communauté : chaque coopération garantie par la défense

membre est responsable grâce au rôle de leur réputation

du défaut de tout membre des cours locales de sa communauté

dans l’échange entre communautés

21 - Kathleen THELEN,How institutions evolve. The political economy of skills in Germany, Britain, the United States, and Japan, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

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L’analyse des marchands maghribi est fidèle à la définition générale d’une institution puisque les quatre composantes peuvent être mises en évidence et apparaître comme complémentaires. Le problème qu’étudie A. Greif est celui que rencontrent les commerçants lorsqu’ils envoient au loin un représentant qui peut avoir intérêt à trahir leur confiance. À titre individuel, ils peuvent contrôler un tel comportement opportuniste par l’octroi d’un salaire suffisamment élevé pour rendre irrationnelle la trahison. Pourtant, en permanence, certains agents trompe-ront leur maître, sans être détectés, de sorte qu’ils pourtrompe-ront être réembauchés, pénalisant ainsi durablement les marchands et inhibant le commerce à longue distance. Le cœur de la démonstration du troisième chapitre vise à montrer que la règle, apparemment simple, en vertu de laquelle un commerçant ne doit jamais embaucher un agent qui a triché ne peut réussir à éliminer la tricherie que si la communauté des marchands maghribi a développé une confiance telle qu’elle leur permet de partager l’information sur les tricheurs et de les punir collectivement. On retrouve donc fidèlement toutes les composantes de la seconde définition d’A. Greif et l’on explicite les conditions sous lesquelles les croyances et les normes permettent d’adopter une règle favorable à une communauté. Notons que c’est à partir de ce cas que l’auteur développe sa théorie générale des institutions.

Cette adéquation est déjà beaucoup moins évidente dans l’analyse de la guilde comme institution. Le problème ici est celui de la défense de chacun des marchands face au risque d’expropriation par une autorité politique locale, par exemple d’une cité. La confiance ne peut dès lors se bâtir sur la mobilisation de relations extra-économiques, elle doit obligatoirement s’établir comme la percep-tion de l’intérêt qu’a chaque marchand à adopter une règle bien précise : tous les marchands doivent cesser toute relation avec un pouvoir politique qui aurait menacé d’exproprier l’un d’entre eux. Le fait que cette stratégie soit de connais-sance commune joue un rôle déterminant dans l’existence d’un équilibre favorable aux deux parties : la cité n’exproprie aucun des marchands et la guilde ne lance

aucun embargo.Exit le rôle moteur des croyances puisqu’elles ne sont ici que le

deus ex machinaque le modélisateur invoque pour faire converger l’ensemble que constituent une règle, des anticipations et des comportements vers un équilibre durable et satisfaisant pour les diverses parties. On voit poindre à ce propos le rôle de l’efficience, au moins parétienne, dans la viabilité d’une institution.

On retrouve à peu près la même structure dans l’analyse de l’émergence de l’État à partir de l’exemple de Gênes. Dans cette cité sont en concurrence divers clans en vue de la conquête du pouvoir et la question est de savoir à quelles conditions ces derniers délégueront le pouvoir à un podesta, à l’origine un dirigeant choisi hors de la cité. La règle est ici le principe de dissuasion mutuelle des clans, l’organisation est celle de l’État génois en gestation et les croyances portent sur la représentation par chaque clan de ce que sont les stratégies des autres clans. Pour A. Greif, l’institution de la Podesteria est avérée lorsque l’on constate une stabilité de l’équilibre résultant de l’interaction des divers clans. En fait, il ressort que le critère essentiel de la définition d’une institution n’est autre que le dernier critère, à savoir l’observation d’une régularité sociale. De plus, comme dans le cas

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jeu de leurs interrelations. Il s’agit plus d’information et de connaissance commune que de croyances au sens usuel de ce terme.

La quatrième étude de cas porte sur le système de responsabilité d’une communauté pour les transactions effectuées entre marchands de différentes com-munautés, sans présence d’un tiers en garantissant la bonne fin. La règle est que chaque membre est responsable du défaut de paiement de tout autre membre de la communauté vis-à-vis de transactions entre communautés. La croyance porte sur l’intérêt qu’ont les acteurs à un équilibre de coopération grâce aux cours de justice locales des entités concernées. En quelque sorte, les marchands anticipent la viabilité de cet échange croisé et c’est ce qui permet aux transactions au long cours d’émerger. Elles reposent sur la construction d’un effet de réputation qui, à son tour, façonne les anticipations des marchands. Une fois encore, les croyances se résument à la pleine perception par les acteurs de la structure du jeu, dès lors que le théoricien s’est assuré qu’existait un équilibre de coopération.

La complexe notion d’institution initialement présentée par A. Greif se

résume ainsi à un double critère. D’abord, l’observation d’une régularité sociale à

travers l’analyse des sources historiques. Ensuite et surtout, la possibilité de construire un modèle de théorie des jeux dans lequel cette régularité peut

appa-raître comme unéquilibre stable. Quel est donc le statut de la théorie des jeux dans

Institutions and the path to the modern economy?

Théorie des jeux et simplification des interactions sociales

A priori, la théorie des jeux fournit un cadre extrêmement souple. Rappelons qu’en

vertu du folk theorem22, il est possible de représenter toute configuration

écono-mique comme l’équilibre d’un jeu convenablement spécifié. La lecture de l’ouvrage fait cependant ressortir nombre de difficultés dans le passage des faits historiques à la formalisation permettant d’en rendre compte.

Les analyses historiques mettent en évidence le réseau complexe d’acteurs aboutissant à l’institutionnalisation des règles nécessaires à la généralisation de l’échange marchand. Interviennent en effet les différents marchands appartenant à une même communauté, les correspondants auxquels ils délèguent la conduite de leurs affaires hors de la cité, sans oublier les pouvoirs politiques de la cité dans laquelle ils opèrent et ceux des autres entités politiques avec lesquelles ils entretiennent des relations commerciales suivies. Pour l’historien, c’est la gestion de l’ensemble de ces relations qu’assure la guilde. Or, pour des raisons tenant à la

22 - Lefolk theoremou « théorème de tout le monde » ainsi nommé parce qu’il a été découvert simultanément par un grand nombre de chercheurs sans pouvoir être attribué à un chercheur spécifique. Ce théorème concerne les jeux répétés une infinité de fois. Il énonce que la classe des équilibres est extrêmement vaste (multiplicité des équilibres). Techniquement, toute issue qui garantit à chaque joueur au moins son paiement maxmin ou gain de réservation correspond à une situation d’équilibre. Voir Bernard GUERRIEN, Dictionnaire d’analyse économique : microéconomie, macroéconomie, théorie des jeux, etc., Paris, La Découverte, 1996.

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structure même de la théorie des jeux, A. Greif est contraint de décomposer ces relations en trois séries de problèmes supposés résolus de façon indépendante. Au sein même de cette simplification drastique, l’analyse en termes d’équilibre de Nash suppose les interactions de deux joueurs seulement, le plus souvent un

joueur et le reste de la communauté, la guilde versusle podesta, ou encore entre

deux cours de justice locales. On peut ainsi quantifier rigoureusement la matrice des gains et déterminer les équilibres du jeu correspondant mais on perd un trait essentiel des institutions : elles gouvernent les relations d’une multitude d’agents qu’on ne saurait résumer à la rencontre bilatérale de deux d’entre eux. En effet, les sciences sociales sont bâties sur la prise en compte d’un grand nombre

d’inter-actions sociales : pour reprendre la formule évocatrice de Norbert Elias23, la

socio-logie commence avec le nombre trois puisqu’elle suppose toujours de dépasser la juxtaposition de simples relations bilatérales. Ainsi, les formalisations sont rigou-reuses et parfois éclairantes mais elles laissent de côté un aspect fondamental des institutions économiques, entendues comme origine de régularités sociales.

De façon implicite, la formalisation contraint à adopter la fiction de classes d’agents homogènes, chacune d’entre elles se résumant à un agent représentatif. Il est frappant qu’à de très rares occasions seulement, A. Greif évoque la diffé-rentiation des marchands en termes de richesse ou de volume de leur commerce.

Il entend montrer l’émergence des institutions du marché entre agents a priori

égaux. On comprend qu’il adopte cette hypothèse pour obtenir un modèle, général, s’affranchissant de la distribution du pouvoir et des richesses au sein de chacun des groupes d’acteurs. Or l’expérience historique comme la théorie moderne des

réseaux sociaux24suggèrent que certains acteurs sont à l’origine des innovations

institutionnelles, du fait par exemple de la position qu’ils occupent dans les réseaux sociaux existants ou qu’ils sont capables de construire. En effet, conformément à l’individualisme méthodologique, il pourrait être intéressant de montrer comment certains entrepreneurs institutionnels ont intérêt à proposer de nouvelles règles, réalisant ainsi des profits d’intermédiation. De tels modèles existent, par exemple

en matière de création endogène de certaines institutions du marché du travail25.

Une approche équivalente pourrait sans doute être menée à propos de l’émergence des guildes, en insistant sur le rôle clé de certains acteurs au sein de groupes socio-économiques. Enfin un important courant de l’économie institutionnelle est bâti sur l’idée que c’est l’hétérogénéité des préférences et des objectifs des agents qui permet à certains d’entre eux, plus sensibles aux valeurs altruistes ou à la création de biens collectifs, de fonder des organisations auxquelles adhèrent ensuite des agents plus individualistes. Cette hypothèse éclaire par exemple la formation des syndicats de salariés, ce qu’une approche en termes d’agents représentatifs ou

homogènes rend très difficile26.

23 - Norbert ELIAS,La société des individus, Paris, Fayard, [1939] 1991.

24 - Ronald S. BURT,Brokerage and closure: An introduction to social capital, Oxford, Oxford University Press, 2005.

25 - Jacques LESOURNE,Économie de l’ordre et du désordre, Paris, Economica, 1991. 26 - Giacomo CORNEO, « Social custom, management opposition and trade union

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C’est là une invitation à s’interroger sur les objectifs attribués aux différents acteurs. Fidèle aux conceptions modernes, l’auteur suppose que chacun d’entre eux maximise le gain actualisé sur une période infinie. On peut légitimement douter de la pertinence de cette hypothèse. Elle suppose d’abord que tous maî-trisent la pratique du bilan actualisé, même si bien sûr les marchands peuvent maîtriser le calcul des intérêts composés. De ce fait, l’évaluation du rendement du

commerce défie la prévision avant qu’ait été inventé le calcul des probabilités27,

précisément, semble-t-il, pour éclairer la répartition des risques et des bénéfices du commerce au long cours. Dès lors, à l’époque étudiée par A. Greif, il serait plus conforme à l’expérience historique des acteurs qu’ils maximisent les chances de survie de leur entreprise et par extension de leur lignée. Quant aux responsables politiques des cités, ne faut-il pas considérer, à la suite de Machiavel, que leur objectif central est la conquête du pouvoir et sa défense une fois acquis ? Il serait donc logique d’adopter un double critère : pour les marchands et les agents minimi-ser le risque de faillite, pour les cités maximiminimi-ser leur pouvoir, leur revenu ne

contribuant qu’indirectement à cet objectif. A priori, l’équilibre des divers jeux

que formalisent les chapitres 3, 4, 8 et 10 devrait être différent.

Il se pourrait donc que les institutions marchandes de l’époque aient eu pour fonction de maximiser la sécurité et non pas le revenu actualisé ou la richesse. Ce serait au contraire leur succès et leur diffusion géographique qui permettraient la généralisation du critère de maximisation du profit. Ce ne serait donc que long-temps après l’établissement des institutions examinées par l’auteur que pourrait se généraliser la logique marchande, contrairement à son modèle qui, selon une théorie essentialiste, dote d’emblée les acteurs des finalités qui résulteront du succès de leur stratégie.

Tout se passe comme si A. Greif tentait de convaincre la profession des écono-mistes, et tout particulièrement les théoriciens des jeux, que l’on peut construire des modèles conformes à leurs canons et qui, sous certaines conditions, rendent compte de certains des faits stylisés mis en évidence par l’historien. Mais comme le souligne l’auteur lui-même, ce n’est que l’une des interprétations possibles : très convaincante pour un théoricien des jeux, elle fera sourire le médiéviste car elle est frappée du péché d’anachronisme en prêtant aux individus du Moyen Âge la logique et les outils cognitifs typiques de l’époque contemporaine. Or, à chaque configuration institutionnelle correspond une logique de l’action. Le principe abs-trait de rationalité économique prend autant de formes que de contextes historiques. Enfin, l’exclusion des instances politiques n’est pas sans poser problème. Il est vrai que le rôle de l’État est encore très limité à ces époques, mais est-ce une raison pour restreindre les institutions marchandes à celles qui peuvent résulter d’un équilibre spontané à partir des stratégies individuelles, sans accorder aucun rôle à un pouvoir politique ? En fait, la limitation aux seules institutions auto

exécutoires(self enforcing)provient d’un double choix de l’auteur.

27 - Ernest COUMET, Marc BARBUTet Bernard BRU, « Histoire du calcul des productivi-tés et de la statistique »,Mathématiques et Sciences Humaines, 113, 1991, p. 57-75.

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D’abord, il adopte une conception ambitieuse de l’individualisme méthodo-logique qui explique toute construction collective à partir des seules interactions d’individus mus par leur propre intérêt, strictement individuel. Ensuite et surtout, la théorie des jeux définit une institution comme équilibre stable des stratégies des acteurs, ce qui renforce la nécessité d’une auto-institutionnalisation d’une règle de comportement. C’est le projet explicite de l’ouvrage, ce dont on trouve trace à de multiples reprises. Par exemple, le chapitre 10 s’attache à montrer l’établisse-ment de relations entre cités avant même le développel’établisse-ment d’un droit commercial appuyé sur les États.

Cette histoire met en doute la conception habituelle en vertu de laquelle la montée de l’État en Europe fut une précondition à l’essor des marchés. Le système de responsabilité communautaire suggère l’importance de la causalité opposée : la demande d’institutions suscitée par le marché a influencé le développement des institutions contrôlées par l’État et basées sur le droit28.

Or, l’auteur n’a fait que montrer la possibilité logique d’une émergence endo-gène de certaines des institutions marchandes. Il n’a en rien prouvé la nécessité d’une origine privée de toutes ces institutions, pas plus qu’il ne peut évaluer l’importance de celles qui trouvent leur origine dans la constitution des États. Il est d’ailleurs remarquable que l’ouvrage passe presque sous silence la question de l’ordre monétaire, en particulier des unités de compte et moyens de paiement grâce auxquels s’effectuaient les règlements entre cités. De la même façon, dès l’étude des marchands maghribi, l’auteur remarque qu’un système juridique était disponible pour régler les différends liés au commerce mais il s’attache à montrer qu’il était peu utilisé. Or, à long terme, c’est bien à travers le progrès du droit des personnes adossé à la construction des États que s’affirme la logique des

mar-chands, comme le reconnaît lui-même l’auteur29. Enfin, tout au long du livre,

les relations sont ramenées systématiquement à leurs conséquences en termes monétaires, sans jamais évoquer le rôle coercitif de certaines autorités politiques. Ainsi A. Greif s’intéresse-t-il peu au cas où la guilde est dotée d’une capacité de coordination et de mise en œuvre du respect d’une règle, car sa stabilité et viabilité

deviennent triviales30. Autre exemple, il trouve sans intérêt d’invoquer le fait que

des commerçants indélicats puissent être mis en prison, voire condamnés à la peine capitale, car il devient alors trop facile d’expliquer le respect des contrats et la possibilité d’une relation créditeur-débiteur. Et si c’était pourtant le noyau dur à partir duquel s’est généralisé l’ordre marchand, pourquoi l’historien devrait-il récuser cette possibilité ? Sans doute parce qu’il est de peu d’intérêt pour le théori-cien préoccupé par l’émergence d’un ordre marchand purement privé.

La formalisation joue un rôle majeur en économie : elle permet de clarifier les concepts, de vérifier la cohérence d’une analyse, de produire des expériences de

28 - A. GREIF,Institutions and the path to the modern economy...,op. cit., p. 347. 29 -Ibid., p. 338-345.

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pensée, au point de remplacer parfois une expérimentation impossible en matière d’histoire économique. C’est l’ambition que poursuit A. Greif dans sa défense de la narration analytique. Il adopte par ailleurs nombre d’hypothèses usuelles dans la théorisation contemporaine pour mieux bénéficier d’une expérience déjà longue en matière de théorie des jeux. Pourtant, force est de reconnaître que le lecteur risque de peiner s’il entend maîtriser les subtilités des modèles présentés. Loin d’aboutir à un modèle simple et général – opposable à celui d’une économie pure de marché – l’auteur propose autant de formalisations que d’institutions mar-chandes, qui deviennent de plus en plus compliquées par le nombre des méca-nismes et des paramètres mis en jeu (tableau 2).

Tableau 2 – De l’observation à la modélisation

Apport

Institution Stratégies Mécanismes de la modélisation

Système multilatéral • Accorder un • Incitation monétaire • Individuellement, chaque

d’information salaire dissuadant à la loyauté marchand va payer le salaire

et de punition la tricherie • Ajout d’une règle incitatif mais des tricheurs

chez les maghribi • Être loyal ou non collective : information seront réembauchés

(chapitre 3) sur des agents qui • Si punition multilatérale,

trichent et punition chaque marchand n’embauche plus que des agents honnêtes Représailles • Commercer ou non • Si les marchands • Absence d’équilibre de Nash collectives avec la cité sont isolés, effet de garantissant la non-expropriation de marchands • Participer ou non à réputation bilatérale et le volume optimal

contre le risque des représailles • Possibilité de mise en de commerce

d’expropriation • Attirer le nombre commun de l’information • Le partage de l’information par la cité de marchands qui • De plus coordination de entre marchands ne renverse pas

justifie l’investisse- la stratégie des marchands le résultat précédent

ment de la cité • Une guilde coordonnant aussi

• Respecter ou non les stratégies permet un

équi-ses engagements libre parfait : la cité ne triche pas,

à l’égard de les marchands ne décident pas

certains marchands un embargo

Système consulaire • Choix entre • La coopération accroît • Un équilibre de dissuasion comme équilibre coopération ou les gains collectifs mutuelle est inefficace entre les clans affrontement dans la • La victoire d’un clan • Il est d’autant plus probable que

piraterie pour détenir dépend de la menace extérieure est faible des privilèges l’investissement militaire

• Choix du volume • Possibilité de recours • Un podesta extérieur peut d’investissement à un Tiers, le podesta prévenir les conflits armés

dans le militaire si les forces militaires

des clans sont équilibrées

Système de • Prêter ou non • Prêter rapporte • Pas d’équilibre avec crédit

responsabilité si le prêt est remboursé

d’une communauté • Rembourser ou non • Ne pas rembourser

envers une autre est profitable

• Rembourser • Le coût du recours • Sous certaines conditions, le plaignant si informe sur la réalité l’échange intercommunautés la plainte est justifiée du dommage devient possible

• S’établir ou non • Intérêt à s’authentifier • Révélation endogène de dans l’autre comme membre d’une l’information sur l’identité

communauté autre communauté d’un tricheur

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Le système multilatéral d’information et de punition a pour point de départ les confrontations de marchands devant embaucher des agents qu’il s’agit de contrôler à distance. Le marchand doit décider du salaire offert à l’agent et ce dernier a alors le choix entre l’honnêteté, auquel cas le revenu total s’accroît du fait de la coopération, ou la trahison auquel cas il est inférieur. Après une période, le marchand peut ou non prolonger sa relation avec l’agent selon qu’il le considère honnête ou malhonnête. On reconnaît la structure des gains d’un dilemme du prisonnier typique.

Comme le jeu est répété de période en période, l’agent va considérer le flux actualisé de revenu et décider d’être honnête s’il est payé un salaire w* strictement supérieur au revenu dit de réservation w¯. La résolution montre que ce salaire décroît avec le taux d’actualisation et la probabilité qu’un agent honnête non employé soit réembauché, et croît avec le revenu de réservation, la probabilité de poursuite de l’activité par le marchand, le gain associé à la tricherie et la probabilité qu’un tricheur non employé soit réembauché. Une stratégie multilatérale de puni-tion annule la possibilité de réembauche d’un agent ayant triché, donc abaisse le salaire w* et les marchands n’ont plus aucun intérêt à embaucher un tricheur. Elle définit donc un équilibre de Pareto supérieur et c’est la raison de l’établissement de l’institution correspondante. Le résultat est convaincant car l’histoire montre d’autres exemples dans lesquels le dilemme principal/agent est surmonté par la mise en commun de l’information des principaux et leur intérêt à ne plus embau-cher de « tricheurs ». On songe par exemple à l’institution du livret ouvrier dans

la France duXIXesiècle ou encore à la constitution par une association de banquiers

d’un fichier des mauvais payeurs auxquels sera désormais refusé tout crédit. On peut cependant s’interroger sur le mécanisme qui conduit à ce type d’institution. Ici, chacun des agents est prêt à tricher si le gain est suffisant de sorte que pour le dissuader de tricher, il suffit de lui accorder un salaire suffisam-ment élevé. La multilatéralisation de l’information et de la punition rend plus favorable pour les marchands l’équilibre correspondant. C’est donc une motivation extrinsèque qui fait tenir cette institution. Or il est une approche alternative : il existe une distribution des agents en fonction de leur honnêteté et les contacts répétés permettent de détecter les agents malhonnêtes et la socialisation dans la communauté des marchands leur permet de les exclure définitivement. Il n’est pas nécessaire de jouer sur le salaire, qui peut être fixé à un niveau conventionnel, sans calcul de salaires incitatifs individualisés. Ce qui correspond au demeurant à l’observation selon laquelle à l’époque étudiée les rémunérations demeuraient constantes sur une moyenne période. Dans un cadre évolutionniste, le dilemme du prisonnier répété peut être surmonté par la mise en commun de l’information

et l’ostracisme31.

Le système de représailles collectives d’une guilde contre le risque d’expro-priation est étudié grâce à un jeu entre x agents et une cité, dans un modèle qui met en œuvre les mêmes hypothèses de base. Tous les agents, y compris la cité,

31 - Robert BOYERet André ORLÉAN, « How do conventions evolve? »,Journal of

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qui maximisent leur revenu se projettent dans l’avenir grâce à des anticipations parfaites. La matrice des gains désigne encore un dilemme du prisonnier de sorte que, si les marchands agissent sans coordination, l’équilibre du jeu est toujours caractérisé par l’expropriation de certains marchands car cela ne gêne en rien l’accueil du nombre optimal de marchands x* par la cité. Ce n’est qu’en se regrou-pant au sein d’une même organisation, la guilde, et en boycottant toute cité qui a lésé l’un des leurs qu’existe un équilibre satisfaisant pour chacun des marchands. Or ce résultat repose, en outre, sur nombre d’hypothèses, plus techniques, portant par exemple sur la forme de la fonction de gain pour la cité : c’est à la fois l’intérêt de la modélisation mais aussi ses limites. S’agit-il vraiment d’une optimisation en fonction du nombre de marchands ou n’est-ce pas plutôt l’expression d’un compro-mis global ? Pourquoi la cité – si elle n’est pas déjà gouvernée par les marchands – maximiserait-elle ses revenus ? Si c’est donc une cité marchande, les objectifs de la cité et de la guilde ne coïncident-ils pas ? Si tel n’est pas le cas, ses gouvernants peuvent poursuivre de tous autres objectifs, tels que la stabilité sociale et politique mais bien sûr la quantification/formalisation devient encore plus ardue. Enfin, comme le système de représailles doit être un équilibre, tenant par le seul jeu de l’intérêt économique et monétaire, il faut que chaque agent pris individuellement ait intérêt à y adhérer. Mais il suffit de doter la guilde d’un pouvoir de sanction – pénalité monétaire ou exclusion – pour que soit beaucoup plus facilement assurée

la stabilité de l’institution. A. Greif est bien sûr conscient de cette possibilité32

mais, comme on l’a déjà noté, elle lui paraît sans grand intérêt puisqu’il a décidé de s’intéresser uniquement aux institutions qui assurent la viabilité des contrats

grâce à un ordre purement privé(private-order contract enforcement institutions). Le

pouvoir de coercition en est donc exclu alors qu’il est consubstantiel d’une organisa-tion, composante de l’instituorganisa-tion, en vertu de la définition même de l’auteur.

Le modèle conçu pour rendre compte de l’émergence de l’État à Gênes

développe un modèle dynamique très complexe33, pour obtenir un résultat

relati-vement trivial et peu généralisable. Tout d’abord deux clans avec une durée de vie infinie décident de coopérer ou non dans leur activité de piraterie. Les gains de la coopération baissent avec le nombre de privilèges déjà obtenus. Ensuite les clans décident, l’un après l’autre, combien investir dans la force militaire. À son tour cette dernière peut être utilisée pour attaquer l’autre clan afin de conquérir le contrôle de la cité. A. Greif postule l’existence de fonctions de gains continues et différenciables deux fois en fonction du nombre de privilèges, des investissements militaires, un horizon infini et un taux d’actualisation. Il définit alors un équilibre de dissuasion mutuelle par une série de conditions d’incitation, puis montre qu’en général cet équilibre est inefficace. A. Greif avance alors que « la dissuasion mutuelle

peutmaintenir la paix entre les clans » car un tel équilibre en sous-jeu parfait existe

pour certaines combinaisons de paramètres et choix des fonctions. À la lecture des conditions mathématiques correspondantes, on comprend que l’auteur soit obligé

d’invoquer undeus ex machina:

32 - A. GREIF,Institutions and the path to the modern economy..., op. cit., p. 120 et 217. 33 -Ibid., p. 255-268.

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Dans les équilibres de dissuasion mutuelle, chaque clan est dissuadé d’attaquer l’autre du fait de la croyance auto réalisatrice qu’une attaque n’est pas payante, compte tenu de la force militaire de l’autre clan, le coût de l’attaque et les pertes associées à la perte des gains futurs liés à la piraterie34.

Reconnaissant que les clans de l’époque étaient incapables de calculer ces condi-tions, A. Greif leur glisse dans la tête l’information de l’existence de tels équilibres. Comme cela n’est pas suffisant, un autre coup de force intervient alors : les deux clans croient à l’existence d’un équilibre sans agression. Mais tout se passe alors dans un espace purement virtuel, cognitif, où ne prévalent plus les fonctions objec-tives du théoricien mais celles subjecobjec-tives des acteurs. On est alors ramené à une définition extrêmement simple d’une institution : c’est une convention au sens de

David Lewis35: chaque clan y croit et sait que l’autre sait qu’il y croit. Bref,

l’institution est de connaissance commune (common knowledge). C’est effectivement

une bonne caractérisation d’une institution mais elle transcende la spécificité de ce modèle qui n’a dès lors d’autre mérite que de convaincre l’économiste du

XXIesiècle : le podesta pouvait avoir une rationalité strictement économique. Il a

ainsi gagné son droit à exister dans le champ de la théorie contemporaine. En ce sens, c’est une explication, mais une parmi d’autres. Si l’on accepte le risque, elle prête le flan à une sévère critique : celle d’anachronisme. On mesure à nouveau la puissance et les limites d’une approche purement économique de l’émergence des premières formes d’État dans les cités marchandes. La dimension politique

n’est-elle pas primordiale36? Enfin les résultats centraux du chapitre 8 n’ont rien de très

surprenant : le podesta pourra d’autant plus facilement assurer la paix que l’on observe un équilibre de pouvoir entre les trois acteurs. Au-delà de la technicité

des conditions correspondantes37, ne frôle-t-on pas la tautologie ?

La modélisation démontrant la possibilité d’un système de responsabilité communautaire est plus légère mais elle manifeste les mêmes orientations méthodo-logiques. Le modèle met en relation des prêteurs et des emprunteurs qui peuvent

34 -Ibid., p. 225.

35 - David LEWIS,Convention: A philosophical study, Cambridge, Harvard University Press, 1969. A. Greif mobilise cet auteur dans le chapitre 6 et le cite en écho à sa propre analyse des raisons de l’équilibre des clans citée ci-dessus (p. 225) : « Une fois lancé le processus, on observe un ensemble métastable, se reproduisant dans le temps, de préfé-rences, d’anticipations et d’actions capables de persister indéfiniment. » (p. 162). Mais pourquoi ne plus le mobiliser ensuite dans les chapitres consacrés à la modélisation ? 36 - A. Greif en doute car il rejette l’idée de Robert S. LOPEZ,The birth of Europe, New York, M. Evans, 1976, pour lequel ces cités-républiques étaient « des gouvernements des marchands, par les marchands et pour les marchands » (cité p. 218) parce que la violence y était endémique. D’où son modèle sur les dépenses militaires. De plus, il adopte une vision économiciste de l’approche néo-hobbésienne puisqu’à la suite de Russell HARDIN, « Economic theories of the State »,inD. C. MUELLER(dir.),Perspectives on public choice: A handbook, New York, Cambridge University Press, 1997, p. 21-34, il considère que « L’État reflète les stratégies des agents économiques dans la promotion de leur intérêt » car « L’État produit l’ordre » et fournit les biens publics dont ils bénéficient.

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ou non prêter ou honorer leurs dettes au-delà des frontières qui les séparent. Sans institution adéquate, l’emprunteur ne rembourse pas, donc le prêteur ne prête pas. Si l’on crée deux cours respectivement pour les prêteurs et les emprunteurs, que l’on dote ces derniers du pouvoir de saisir les biens et de vérifier la validité d’une plainte, alors, sous certaines conditions, émerge un équilibre de coopération. Le crédit devient possible :

Un emprunteur voyage et il accepte un prêt, retourne et paie sa dette. Le prêteur prête s’il trouve un emprunteur et porte plainte s’il est escroqué. La Cour du prêteur vérifie toutes les plaintes et si elles sont valides, il confisque les biens de tous les emprunteurs présents sur le territoire et demande que la cour de l’emprunteur paie une indemnité38.

À partir des conditions exprimant l’intérêt de la cour des emprunteurs à continuer son activité et de la cour des prêteurs à faire de même, on identifie une gamme de paramètres concernant les gains et les coûts pour laquelle la coopération est l’équilibre du jeu. Une fois inventée, et incorporée dans les anticipations des agents, cette institution permet le commerce du crédit à distance sans création d’un ordre juridique englobant prêteurs et emprunteurs. Ainsi serait né l’échange interpersonnel. Et A. Greif de conclure :

L’histoire conduit à douter de la vision habituelle en vertu de laquelle l’État européen fut une précondition à l’essor des marchés. [...] Le système de responsabilité d’une communauté démontre la relation causale et dynamique entre institutions et commerce international39.

À nouveau, la possibilité d’un engendrement rationnel dans la théorie est inter-prétée comme représentant la réalité du processus historique. Le fait qu’A. Greif ne se préoccupe pas de tester avec précision sa théorie laisse penser qu’il est victime de ce que Pierre Bourdieu a appelé l’illusion scolastique : le chercheur prête aux agents sa vision du monde et en est fort satisfait puisqu’il peut ainsi les comprendre.

Émergence, maturation et crise des institutions du marché :

les limites de la formalisation

Montrer la possibilité d’une institution n’est pas en faire l’histoire, telle est l’ambi-guïté qui parcourt l’ensemble de l’ouvrage. Un équilibre de Nash ne postule-t-il pas implicitement répétition dans un environnement stationnaire ? Le temps du calcul rationnel peut-il rendre compte de la richesse des interactions et des pro-cessus historiques ? Est-il légitime de transposer la forme actuelle de rationalité économique avant même qu’ait émergé la logique marchande ?

38 -Ibid., p. 325. 39 -Ibid., p. 347.

(21)

Ce primat de l’analyse théorique sur le travail historique induit une seconde difficulté quant à la prise en compte du changement institutionnel (chapitres 5 à 9).

En effet, tout comme Masahiko Aoki40, A. Greif finit par adopter, on l’a déjà

souligné, une définition centrale : est institution toute régularité qui apparaît comme équilibre d’un jeu stratégique entre agents. Comme, de plus, on attribue aux insti-tutions une existence beaucoup plus durable que les individus dont elles organisent les interactions, ces équilibres doivent être stables au sens où une perturbation extérieure transitoire ramène le système à son équilibre antérieur, c’est-à-dire aux mêmes régularités sociales. Ces équilibres peuvent être multiples mais chacun d’entre eux est localement stable. Dès lors, l’auteur se trouve désarmé pour analy-ser un changement institutionnel. En effet, puisque, dans la modélisation, une fois établie l’institution n’est soumise à aucune dynamique endogène, il n’est que deux solutions pour rendre compte d’un changement.

Soit on suppose que des facteurs non pris en compte par le modèle initial affectent la matrice des gains du jeu de sorte que l’équilibre se transforme sous l’effet de ces facteurs strictement exogènes. Il faut donc recourir à deux séries de facteurs : d’un côté ceux qui expliquent l’équilibre statique, de l’autre ceux qui mettent en mouvement cet équilibre. C’est un défaut majeur de cette théorisation que de recourir à cette dichotomie.

Soit l’auteur essaie de capter l’existence de trajectoires institutionnelles en faisant dépendre la matrice des gains de facteurs qui renforcent ou, au contraire, érodent l’efficacité de l’institution correspondante. Selon que le paramètre corres-pondant est positif ou négatif, la zone de viabilité de l’institution ne cesse de s’étendre ou au contraire de se rétrécir au point d’entrer en crise. Mais surgit alors une divergence entre le très riche raisonnement historique qui explicite

effective-ment les diverses formes de changeeffective-ment endogène des institutions41et la

formali-sation simple qui dynamise le dilemme du prisonnier par un terme de rétroaction

faisant croître (ou décroître) le rendement de la coopération42.

Loin de fournir une fondation micro-analytique du changement, comme l’avance A. Greif, le chapitre 6, consacré à l’élaboration d’une théorie du change-ment institutionnel endogène, débouche ainsi sur l’équivalent d’une forme réduite qui ne donne en rien à voir le détail des interactions qui justifieraient l’essor ou au contraire l’entrée en crise d’une institution. C’est tout particulièrement le cas concernant l’émergence du podesta et son évolution au cours du temps. En effet, de multiples événements politiques externes interviennent et affectent le destin de Gênes, et la lutte entre les clans connaît de nombreux épisodes. On est loin du modèle de renforcement cumulatif ou de dépérissement régulier que met en avant le chapitre 6. On voit ainsi apparaître un écart considérable entre la multiplication des analyses historiques qui effectivement décrivent la naissance, la maturation et la crise des quatre institutions majeures qui font l’objet du livre et le recours à

40 - Masahiko AOKI,Fondements d’une analyse institutionnelle comparée, Paris, Albin Michel, 2006.

41 - A. GREIF,Institutions and the path to the modern economy...,op. cit., p. 158-183.

Gambar

Figure 1 – Deux interprétations de la contribution des institutions à la croissance européenne

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